Zico wrote: et je ne sais jamais ou vous êtes :?
Ça me rappelle Yvon, tient, sur 122,75, quand il volait en même temps que moi:
- Louis, es-tu à l'écoute ?
- Oui, Yvon, chu décollé depuis une heure au moins.
- Louis, viens par ici, viens voir, il y a un mautadit gros orignal au milieu d'une swamp..
- Wow !! J'arrive: t'es où ?
- Juste ici, juste là...
- Ou ??
- Juste au dessus de la swamp, je fais des 360, juste ici. Il a l'air d'être en beau maudit, cet orignal...
- Pi le marécage à orignal, il est où Yvon ?
- En plein milieu d'un grand bois... juste là...
- Oui... bon... moi, sur le GPS, je suis franc nord de Chibougamau, 113 miles de Chibou. Toi ?
- Crisse, t'es bouché ou quoi !?? Chu juste au dessus de l'orignal, j'y fais des 360, je t'ai dit, à 2000 pieds... Un petit marécage au beau milieu d'un grand brulé juste en dessous de ousse que je suis...
- Et le grand brulé, mon ami Yvon, le grand brulé avec le petit marécage au milieu qui lui arbore un orignal fâché , tout ça juste sous toi, ce grand brulé, m'en va le découvrir comment ce grand brulé, ami Yvon qui pilote toujours sans GPS, connaissant tout le territoire par coeur, des Torngatt à Montréal, en passant par tes Otish, moi, ami, je la trouve comment ta crisse de petite swamp à orignal ?
- Bon, il s'est tanné, mon orignal, il a pris le bord du bois. Tu ne seras pas capable de le voir, c'est foutu. Tu en as encore manqué un.... bon, je reprends mon cap
- Quel cap tu prends, Yvon ?
- Direct vers le camp
- Ça te donne quoi à peu près ?
- À peu près quoi ?
- Le cap, TON CAP pour ton camp, ça te donne quoi ? Quel CAP tu prend pour direct ton camp des Otish ?
- OK, je comprends: à midi. J'ai un petit vent de gauche, mais je vais viser direct à midi vers mon camp.
- À midi ? À midi ?! Ce n’est pas un cap, ça, Yvon, "midi" ! ?
- Clisse Louis, tu n’as pas encore appris ça. Je ne te parle pas d'heures !! En avion, on dit midi pour franc en avant, moins-quart pour 90 degrés à gauche, et-quart pour la droite. Comme si tu tenais une montre en avant et que les heures te donnent la direction. T'as pigé ?
Oui, Yvon, j'ai pigé. Ça fait longtemps que je sais ça, ami. Et d'ailleurs, on dit pas moins-quart, on dit neuf heures. Pas et-quart, mais trois heures.
Laissant Yvon avec sa théorie qu'un cap se disait avec des midis et des moins-quart, je me remettais le nez dans mon Loran, ou dans mon GPS, je sortais les cartes pour confirmer tout ça, parce que moi, je n'avais pas ce sens infaillible d'orientation d'Yvon. Lui il pouvait décoller du Fjord d'Abloviak, rallier une cache de gaz dans les Otish, se dérouter à cause du mauvais temps, et arriver pile au Sacaco. Il n'avait pas besoin de savoir le cap à prendre. Il le prenait, c'est tout. Il mettait le nez de son avion , à midi, comme il disait, vers ousse qu'il voulait aller, et il y arrivait toujours pile.
Fouillez-moi, comment il faisait, mais c'était ça Yvon. Direct vers sa destination, pas de GPS, pas de cartes, pas de Loran.
Et moi, jamais je n’ai pu voir les orignaux pointés par Yvon
Ça faisait un an pile qu'il était mort, l'ami Yvon. Un an déjà. Un accident terrible. Les accidents d'avion sont toujours terribles, alors imaginez ceux d'hélico. Le premier jour qu'il a eu sa licence d'hélico en poche. Bon, on en reparlera. Pour le moment, je vous conte un an après. Un an après, on a fait une petite cérémonie en son honneur: George avait tout organisé. Ses amis de l'insectarium avaient contribué: cent papillons Monarque, qu'ils avaient préparés. De la larve à la chenille, puis le cocon, enfin le papillon. Les papillons à maturité, prêts à partir pour leurs longues migrations. Ils migrent vers un de leurs trois sites de reproduction. Un site en Californie, un au Mexique, l'autre je ne m'en souviens plus oû. Ils partent ainsi d'ici et volent 35 jours non-stop vers leurs sites pour aller fourrer en gang. Cinq mille kilomètres. Nous on devait les relâcher en mémoire d'Yvon. Mais la météo était affreuse, il ventait, il neigeait, il pleuvait verglaçant. Georges nous a rassuré que ce n’était rien pour les papillons, qu'ils en avaient vu d'autres, les Monarques. Que ça faisait cinq cent mille ans minimum qu'ils faisaient le voyage. Qu'ils volaient à quinze mille pieds, aux instruments, à moins vingt s’il le fallait. Que rien ne les arrêterait.
Disons que les papillons avaient l'air d'en arracher pas mal, dans leurs cages à papillons. Chacune des personnes présentes en a pris dans ses mains, pour les réchauffer. George a fait un signe, on a tous ouvert les mains. Mais les maudits papillons ne s'envolaient pas. George a demandé qu'on les pitche dans les airs. Une scène bizarre. Ils tournoyaient dans le vent. Certains s'écrasaient sur le sol. Certains réussissaient à prendre leur envol. Touchant. On s'est recueilli puis on est rentré au chaud. On a traversé l'hôtel pour aller vers l'avant planter un arbre. Un frêne blanc, qui pousse droit comme une barre. Droit comme Yvon était. On a fait la cérémonie du plantage d'arbre, avec la famille, le monde du village, monsieur le maire, des amis.
Le soir, le dimanche, j'ai couché là-bas. Trop crevé par l'émotion pour conduire. La neige était toujours au sol le lundi matin.
Je suis allé réglé ma chambre avant de partir. Dans le lobby de l'auberge, un petit papillon était posé sur la photo d'Yvon qui était dans l'entrée. Le papillon semblait un peu indécis, un peu mélangé, comme s’il y avait passé la nuit là. Quelqu'un avait dû l'échapper dans l'auberge dimanche après-midi. Je l'ai pris et je suis sorti dehors. Je l'ai réchauffé dans mes mains.
- Tout petit papillon, tu dois nous quitter maintenant. Petit papillon de rien du tout, un long voyage t'attend. Allez ! Pars tout de suite, et rattrape tes amis. Vole haut et direct vers le Mexique, ou la Californie, ou ousse que je me souviens plus que tes semblables sont allés fourrer en gang. Part, petit papillon....
Mais il tremblait de froid dans ma main. J'ai soufflé dessus pour le réchauffer. Après cinq minutes, il a commencé à me gratter le dedans de la paume avec ses anciennes petites pattes du temps qu'il était une chenille. J'ai ouvert mes mains. Il s'est envolé en tournoyant. Il a monté haut haut haut. Il allait partir pour le Mexique à coup sûr. Il devait chercher le cap à prendre, trouver le sud et la liberté, nous quitter à tout jamais.
- Cap à midi, petit papillon pas de GPS, pas de Loran. Je sais que tu vas arriver pile, toi aussi
Je ne le voyais presque plus haut dans les airs, mais d'un coup il a replongé, vers moi, et a réussi malgré le vent à se reposer sur moi, direct sur le nez. Retour à la case départ. Il s'est agrippé après mon nez, il tremblait:
- Si tu me chies dessus, sale bête, je t'écrase...
J'ai mis mes lunettes, je l'ai approché et je l'ai dévisagé. Il m'a aussi regardé. Son visage ! C'est fou comment il lui ressemblait. Ça devait être un genre de mimétisme du monde des insectes: posé à côté de sa photo, il s'était composé le même visage que lui. Le petit papillon avait morphé du visage pour prendre celui d'Yvon
- T'as compris ce que je t'ai dit, sale bête ?
Il n'a pas répond.
- Si tu me chies dessus, si tu penses seulement me faire de la peine une demi-seconde, je te déchire les ailes, je t'arrache les antennes, pi je te casse le cou...
Il n'a toujours pas répond. L'hostie. Il faisait juste me regarder avec un air ahuri d'imbécile de papillon.
- Si tu penses que je vais te garder avec moi, sale bête, te nourrir, te chauffer, ramasser ta merde, t'amener en voyage, développer une amitié avec toi, boire avec toi une bière de papillon, n'y pense même pas, salope de chenille rampante. Pour moi, c'est terminé les amitiés avec les sales bêtes volantes. Je n'aurai plus d'amis qui volent. Ça fait trop mal. Alors, remballe cet air et crisse ton camp au Mexique. T'as compris oui ou merde, copophrage ?
Il m'a fait signe de la tête qu'il avait compris. Je voyais pourtant bien qu'il n'avait pourtant rien compris en rien dans sa petite caboche de papillon, capuchée avec cet horrible tuque noire miniature.. Mais c'était mieux qu'il fasse "oui" de la tête. Je l'aurais écrapoutillé s’il n'avait pas fait "oui oui" de la tête.
Il tremblait encore. Un peu de froid, beaucoup de peur: c'est que je suis plutôt imposant pour un papillon.
Je l'ai pris délicatement par les ailes. Il n'a pas bronché. Je l'ai déposé dans une petite boîte de carton. Il est maintenant avec moi, à côté de l'ordine. Il me fait des sourires par la petite fente que j'ai laissée pour qu'il puisse respirer, des grands sourires niaiseux en me montrant ses grandes dents de papillon imbécile. S'il fait plus chaud demain, ou un jour, je le laisserai partir, au nom de la liberté. Pas de GPS, pas de Loran, cap à midi, et pile-poil sur sa destination.
D'ici là, s'il me fait chier une seule fois, je lui casse la gueule à la sale bête.
Louis
