Jacques3012 wrote:
Racontez nous vos histoires :)
Jacques3012
Jacquot, je n’ai pas d’enfant. Personne ne chaussera mes souliers. Pas de relève biologique. Je n’ai pas d’histoire à conter là-dessus. C'est le vide de ce coté là. Mais j’en ai une, si tu veux, sur le refus de la pression d’être une relève. Une histoire sur moi, peut-etre aussi un peu sur ton fils.
Mon papa a 85 ans. C'est un homme extraordinaire. Deux usines qu'il tient à bout de bras à coup de 45 heures semaines. Je l'ai toujours "refusé". Il était, il est, trop grand, trop meilleur que ce que je pourrai atteindre. Trop bon aussi. Le syndrome d'une trop grande pointure à chausser. Je vois souvent ce syndrome chez les enfants de personnes extraordinaires. Extraordinaires de leurs réalisations, de leurs connaissances, ou de leurs talents. C’est des fois dur à regarder la pointure trop grande de son père. Marmot, tu vas en cachette mettre tes petits pieds dans les grandes chaussures de ton Papa, et t’essaies quelques pas. Tu t’enfarges, tu te traines les pieds pour ne pas échapper la chaussure, tu pognes une marche d’escalier et tu tombes face la première. À force d’essayer de porter les souliers d'un autre, trop grands pour l'âge que tu as, tu oublies d’apprendre à marcher avec tes propres souliers à toi.
Moi, je me sauvais quand Papa voulait jouer avec moi. Quand il voulait me montrer à clouer, ou à utiliser une tour de machiniste, à calculer le pas d'un boulon, à tremper une pièce, à découvrir le Rockwell d'un alliage. Ou même à me montrer à nager. Papa est excellent nageur. Il a même gagné des médailles quand il était jeune. Il nage avec souplesse, sans relâche, comme si c’était tout facile et naturel. Il a souvent voulu me montrer. J'ai toujours refusé. Depuis que je suis tout petit, jusqu’à ce jour, j’ai fait l’indifférent. Celui qu’une telle proposition embête ennuie même. Résultat, je nage comme un Chihuahua et je trouve assez de salaud en moi pour prendre un air de celui qui en est fier. Fier de barboter comme un Chihuahua.
Mais de ses enseignements refusés avec un air de dédain, il en est resté quand même certaines choses. J'ai appris à ajuster une machine à coudre, à sentir et comprendre le tissu. Pas juste théoriquement à savoir la différence entre du polyester et du nylon, mais à intégrer ces notions pour que le choix d'un tissu à un autre devienne quasiment un réflexe inné. Des principes de base de gestion de l'humain, aussi. Une totale compréhension de la physique jusqu'à la quantique, ou là, mon cerveau atteint d'un coup des limites qui lui sont infranchissables. Je n'ai à peu près rien appris à l'école. Tout de lui. Mon Papa aux si grands souliers. Même si je me sauvais, même si je me sauve, il a réussi à me montrer un peu. Une chance pour moi.
Je ne me suis jamais excusé, ni pardonné de ne pas être allé travailler avec lui. Comme lui l'avait fait avec Grand-Papa. Comme son père l'avait fait avec son propre père. Comme tous nos aïeux l’ont fait depuis toujours, pratiquant le métier de corsetier en France et après leur arrivée ici. Papa prend ça, j'imagine, comme un rejet. Il n'a pas tort. Mais il ne doit pas comprendre les raisons. Encore plus douloureux pour lui. La raison d’une pointure tellement grande à chausser.
Grand-papa Nap vient de mourir. Je suis marmot. Je ne comprends rien à la mort. Je n’y comprendrai jamais rien d’ailleurs.
- Pourquoi il dort dans une boîte, grand-papa Nap ?
- Il ne dort pas, Louis, il est décédé. Il est au ciel...
- Il n’est pas au ciel, il est là dans couché sur le dos
- Non, Louis, ce que tu vois là n’est que sa dépouille. Ton grand-papa est rendu au ciel, avec le petit Jésus qui l’a appelé à lui
- C’est qui le petit Jésus ? Pourquoi Grand-papa va jouer avec lui plutôt qu’avec moi....
Après une couple de semaines, mon Grand-Papa Nap n’est toujours pas revenu du ciel. C’est à moi d’aller le retrouver. D’aller lui dire que je l’aime. De revenir, je vais aussi dire ma façon de penser à ce petit crisse de Jésus qui m’a volé mon grand-papa. Il va passer un mauvais quart d'heure quand je le vais le pogner. Il faut que je monte au ciel. J’ai concocté un plan. Je vais monter le plus haut possible, ouvrir la fenêtre la plus élevée de la maison, et me lancer avec un bon élan. Avant de m’écraser sur le sol, je vais ressauter un coup. Et encore, et encore. De bond en bond, j’allais atteindre les nuages. Puis m’y reposer un peu, et par un trou bleu, repartir de bond en bond vers le ciel pour aller chercher mon Grand-papa. Je monte au grenier, j’ouvre la petite fenêtre de la lucarne, je regarde le ciel pour me choisir un nuage comme destination, et sans l’ombre d’une hésitation, confiant dans mon plan, je saute dans le vide tout prêt à faire mes bonds successifs pour partir au ciel.
En tombant, j’ai beau essayer de ressauter, je tombe vers le sol. Frappe une corniche pour retomber vers le sol. Je m’écrase sur la table de vitre extérieure. La vitre vole en éclat. Le menton est coupé. Le sang pisse. J’ai mal partout, mais je suis vivant. Du monde arrive en criant. On me transporte vers l’auto. Avant de perdre connaissance, je vois le nuage que j’avais pris pour destination. J’ai échoué. Grand-papa va continuer de jouer avec ce crisse de petit Jésus. Je ne reverrai jamais mon Grand-Papa, il est maintenant inatteignable, parti pour toujours.
L’hôpital, les points de suture. Le psy parce qu'on me croyait suicidaire. Les questions. Je marmonne des trucs sur le ciel, sur mon grand-papa, que le petit Jésus est un crisse. Le psy écrit un rapport. Il fallait que je sois gardé sur observation pour cause de suicidaire.
On revient à la maison. Papa est rentré de Saint-Jean en catastrophe. Tout le monde crie, sauf lui. Il se lève la tête et regarde la lucarne du grenier ouverte. Il me prend par la main.
- Viens , Louis, on va s’éloigner un peu
On s’assoit un peu plus loin des cris. Il me demande de lui conter mon projet qui s'est si mal terminé. Il écoute. Mon père écoute toujours.
- Ton projet était bien, mon fils, mais tu as oublié les points d'appui. Ça t'aurait pris un point d'appui pour chaque nouveau saut. Sans point d'appui, tu ne peux pas faire de sauts. Tu comprends ?
Je dis oui de la tête, mais je ne comprends rien du tout. Un point d’appui ? Je ne comprends pas. Ça va me prendre des années pour comprendre. Mais je vais me répéter souvent ses paroles pour essayer de saisir cette notion de point d'appui. C'est long, des fois, de comprendre ce que son père nous dit.
Hier je l'ai appelé. 85 ans que je vous ai dit. C’est rare, dans ma vie, que j’aie appelé mon papa à l'aide. Le syndrome de la pointure trop grande à chausser. Mais là j'ai besoin de lui. Ca chauffe trop dans ma tête depuis quelques temps. Pour la première fois de ma vie, j’accepte que j’aille besoin de mon père.
- Papa, j'ai une nouvelle maison. Il y a un lac. Je voudrais que tu me montres à nager, Papa.
Il n'y a même pas eu le moindre silence d'hésitation.
- J'arrive, mon fils. J’arrive...
Le maudit point d'appui. Moi qui pensais l'avoir compris. Finalement ça m'a pris plus de cinquante ans pour le recomprendre à nouveau. Il était temps, presque moins cinq.
Louis
