PART 2
1905-12-24, Robert Coquelle, “La Conquête de l’Air par deux Marchands de Cycles. Dans l’atelier des frères Wright. — L’appareil, le moteur. — Silence!... — Les expériences de septembre confirmées par les inventeurs. — L’offre des Français repoussée... pour le moment. — Voyez témoins!”, L’Auto, Paris, Sunday, December 24, 1905.
"
La Conquête de l’Air par deux Marchands de Cycles
———
“L’AUTO” A DAYTON (OHIO)
——
II
Dans l’atelier des frères Wright. — L’appareil, le moteur. — Silence!... — Les expériences de septembre confirmées par les inventeurs. — L’offre des Français repoussée... pour le moment. — Voyez témoins!
Il y a dix minutes que le « père » Wright est parti à la recherche de ses fils, lorsque nous pénétrons, Johnson et moi, dans l’arrière-boutique des deux fameux inventeurs. A première vue, nous sommes déçus. L’intérieur nous paraît presque vide. Cependant, notre attention est de suite attirée par un moteur volumineux qui est installé dans un coin de la pièce.
Au mur et au plafond sont suspendus des panneaux de toile, plus loin des armatures en acier et en bambou. Ici, une hélice, là un carburateur…
Nous contemplons. Déjà Johnson est sur le moteur et l’inspecte dans ses moindres détails. Comme sur ce sujet, mes connaissances à moi sont plutôt restreintes, je juge plus prudent de rester près de la porte prêt à filer à la moindre alerte. Je n’ai pas tort, car tout à coup je vois un groupe s’agiter autour de notre automobile. Ce sont eux!
Nous nous rejetons en toute hâte vers l’extérieur; pour nous donner une contenance, j’appelle Johnson vers le mur et lui demande les noms des entraîneurs et des coureurs qui figurent sur un tableau-réclame d’une grande marque de pneumatiques...
A ce moment, je donnerais volontiers dix ans de la vie d’Abran pour être sûr que mes Daytoniens n’ont rien vu.
Ouf! je respire. Ils s’avancent la main tendue, le sourire sur les lèvres:
— How do you do, master Johnson?
Johnson me présente. Il exagère, le brave Johnny. Il déclare que je viens spécialement de Paris pour acheter l’appareil. Il a bien garde de parler que la course des Six Jours fut le principal but de mon voyage.
C’est Wilbur Wright, l’aîné, qui prend la parole:
— Eh bien, gentleman, vous vous êtes dérange pour rien. Notre conduite est arrêtée. Nous ne montrerons rien, absolument rien. Surtout, depuis l’article qui a paru ce matin dans tous les journaux américains. Comment! la presse nous représente comme étant déjà au service l’étranger? On dit que nous nous sommes vendus à un syndicat présidé par M. Archdeacon pour un million! Tout cela est de la pure invention. Je vous le répète, notre parti est bien pris. Nous ne communiquerons plus rien à qui que ce soit.
— Permettez, M. Wright, vous avez absolument le droit de me refuser de voir votre aéroplane. Mais je ne dois pas vous cache que si vous vous obstinez à ne pas me donnez des explications complémentaires sur vos expériences, votre conduite sera sévèrement jugée par le monde aéronautique européen. On dira que vous avez « bluffé » et, qu’en fait de vol plané, vous avez surtout pris vos contemporains pour des imbéciles.
Je crois que j’ai bien fait de mettre de suite — passez-moi l’expression — les pieds dans le plat, car l’autre Wright, Orville, souffle la parole à son aîné et déclare qu’en dehors de la question de l’appareil qu’il ne peut me montrer, et pour cause — il est, paraît-il, complètement démonté — il me donnera certains renseignements qui pourront satisfaire en partie ma grande curiosité!
All Right!
Orville Wright a la parole
— Nous avons commencé, nous dit Orville Wright, nos essais d’aviation en 1900. Nous nous étions rendus dans le Nord de la Caroline, sur les bords de l’Atlantique, et là, dans le mystère le plus profond nous avions réussi à faire des choses tout à fait surprenantes. Durant trois ans, nous avons cherché et amélioré sans cesse nos appareils. Ce n’est qu’en 1904 que nous avons sérieusement commencé nos expériences avec moteur.
— Quelle est la marque de votre moteur?
— La marque Wright. C’est, en effet, mon frère et moi qui avons construit le moteur de toute pièce. Il nous a causé quelques ennuis au début, mais maintenant il nous semble « presque » au point. Au mois de mai dernier, nous étions déjà les maîtres de l’atmosphère. Malheureusement, nos projets furent souvent contrecarrés pas le temps. La première fois que nous avons réussi à revenir au point de départ, un journal d’ici qui avait eu vent de notre succès fit paraître une édition spéciale. Nous courûmes chez l’imprimeur et parvînmes à arrêter l’impression moyennant une somme assez rondelette.
— Quelle somme?
— Cela n’a pas grande importance. L’essentiel pour nous était de continuer à améliorer notre invention dans le secret le plus absolu. Et nous avons réussi puisque depuis ce jour-là aucun journal d’ici n’en a soufflé mot.
— Mais… pardon, pour que la nouvelle de votre réussite n’ait pas dépassé les frontières de l’Ohio (prononcez o-aïo), il faut que vous travailliez dans un véritable secret.
— Précisément. Notre port d’attache est Sprinfield, un petit village situé à douze ou treize milles de Dayton (Se tournant vers Johnson). Du reste, je ne doute pas que M. Johnson ne se fasse un devoir de vous y conduire. Avec l’automobile, vous en avez pour une demi-heure, pas plus, bien que la route soit en très mauvais état.
Les témoins! les témoins!
— Devant combien de témoins avez-vous fait vos expériences en septembre?
— Une quinzaine, tout au plus. Et ce chiffre ne vous surprendra plus lorsque vous aurez vu l’endroit. Il n’y a, en effet, comme moyens de communication pour se rendre là-bas qu’un pauvre tramway à voie unique qui passe toutes les heures. Combien de fois y sommes-nous allés, mon frère et moi, pour ne rien faire, rien du tout. Il suffisait pour nous de voir un visage autre que ceux que nous avions l’habitude de remarquer précédemment, pour que nous ne sortions pas de notre hangar. A force de se déranger pour rien, les plus intrépides se fatiguaient et ne revenaient plus....
— C’est égal, interrompai-je, je voudrais bien interroger quelques-uns de vos spectateurs les plus assidus. Connaissez-vous au moins, leurs noms, leurs adresses?
— Mais, certainement, mon frère leur a fait décliner à tous leur état-civil. Il vous en donnera communication tout à l’heure. Maintenant, voici le compte rendu fidèle de nos ascensions en septembre.
1905-12-24--R-Coquelle--Conquete-de-l-Air-par-Marchands-Cycles--L-Auto-Paris--Scrapbook-Library-Congress--Pic.jpg
LE VERITABLE AEROPLANE DES FRERES WRIGHT
Et Orville Wright, décidément plus loquace que son frère, me fait transcrire fidèlement ce qui suit, et qui n’est d’ailleurs que la répétition du communiqué qu’ils ont fait passer dans toute la presse.
26 septembre 1905: Vol de 18 minutes 9 secondes pour un parcours évalué à 17 kil. 961 m; arrêté par épuisement de la provision d’essence. — 29 septembre: Vol de 19 m. 55 s., parcours de 19 kil. 570 m.; arrêt par épuisement du réservoirs. — 30 septembre: Vol de 17 m. 15 s., arrêté par l’échauffement d’un coussinet. — 3 octobre: Vol de 25 m. 5 s., parcours de 24 kil. 535 m.; nouvel échauffement d’un coussinet; un réservoir d’essence suffisant pour une heure de marche avait été installé. — 4 octobre: Vol de 33 m. 17 s., parcours de 33 kil. 456 m.; un des coussinets avait été muni d’un godet graisseur, mais l’autre chauffa; l’opérateur peut revenir néanmoins atterrir au point de départ. Enfin, le 5 octobre, vol de 38 m. 3 s., parcours de 38 kil. 956 m. Tous les coussinets munis de graisseurs fonctionnèrent bien, mais on avait oublié de refaire le plein du réservoir après une expérience préliminaire.
— Tout cela est très joli, m’empressai-je de dire aussitôt. Mais, vous mettriez le comble à ma joie en me donnant des détails plus circonstanciés sur vos différentes sorties.
Tel un papillon!
— Ma foi, cher Monsieur, ce fut un peu souvent la même chose. Que vous dirai-je de plus? Nous nous élevons avec notre appareil aussi facilement qu’un papillon poursuivi par le filet d’un enfant. Nous planons à des hauteurs variant entre 8 et 20 mètres. Nous pourrions montrer plus haut. Mais, à quoi bon? Ce que nous faisons à cinq mètres du sol serait aussi facilement renouvelé à trente, quarante et cinquante mètres. Nous montons, mon frère et moi, à tour de rôle. Ce n’est pas bien malin, allez, de se diriger là-haut. Je suis sûr que, vous le premier, vous seriez très heureux de prendre votre position et de vous coucher à plat ventre sur la poutre armée. Vous savez, c’est très enivrant de filer à 60 kilomètres à l’heure et de se croire un petit oiseau...
— En effet, j’aimerais assez à retourner à Paris par la voie aérienne. Mais pour le moment, je vous l’avoue, je préfère de beaucoup faire une manille aux enchères dans le fumoir d’un transatlantique. C’est peut-être moins impressionnant, mais c’est à coup sûr un peu plus prudent.
— Ah! encore un avantage: nous ne pouvons avoir le mal de mer là-haut. Nul tangage chez nous. Nous planons...
Le journal-fantôme
Durant les derniers moments de notre entretien, l’autre Wright, Wilbur, avait entraîné Johnson dans le mystérieux atelier. Et, en attendant le retour de mon ami Johnny, je posai encore quelques questions à mon inventeur.
— De quelle force est votre moteur?
— Vous le saurez bientôt, car M. Johnson est actuellement occupé à l’examen, et il ne manquera pas de vous le dire.
— Ne pourrais-je avoir communication de l’édition spéciale, vous savez, le journal-fantôme que le public de Dayton ne vit pour ainsi dire jamais?
— Je ne pense pas que vous arriviez à en trouver même une copie. L’imprimeur, lui-même, n’a pas dû la conserver. Et c’est grand dommage pour vous, car vous auriez eu d’un seul coup tous les renseignements que vous êtes venus chercher ici.
Regrettable, en effet. Mais mon parti dès lors était bien pris. Je devais me mettre en quête immédiatement de ce journal. Je fis rappeler Johnson, qui était toujours près du moteur. Nous prîmes congé des deux Wright, et, ayant obtenu d’eux la liste des témoins qu’ils m’avaient promise, nous sortîmes du magasin des inventeurs pour aller enquêter à droite et à gauche, chez l’imprimeur, chez le fermier, chez le marchand d’essence, partout enfin où les Wright avaient pu passer.
On verra demain que je n’ai pas perdu ma journée, car, non seulement j’ai eu des témoignages probants, mais j’ai également déniché le fameux journal, le journal fantôme.
ROBERT COQUELLE."
(A suivre.)