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Voilà
C'est terminé
La solution du iPad pour parler à Maman a bien fonctionné
Et j'avais mis, en plus, un bidule qui permet de changer, via le web, les postes ou démarer l'air conditionné.
Maman téléphonait à ma soeur
- Je ne veux pas déranger ton frère,mais il faudrait partir un peu la climatisation et me mettre Netflix avec la reine. Il va y avoir un programme que je veux voir. Sur la mort de la Reine Elizabeth
- Le programme se nomme The Crown, M'man
- Pas celui là !! Mon dieu seigneur, j'ai essayé de le regarder, c'est tout des acteurs. Non non, je te parle d'un vrai programme avec la vraie Reine
- M'man, téléphones à Louis d'abord. je n'ai aucune idée comment il fait ça
- Oui, mais je ne veux pas le déranger. Alors peut être que toi si tu l'appelles...
- Pourquoi tu ne lui téléphones pas directement ?!? moi je travaille, et lui il ne fout rien de ses journées
- Je te l'ait dit, je ne veux pas déranger ton frère. Appelle-le toi...
Et ma soeur me téléphonait
- Je suis dans un meeting, pi je le procès commence dans une heure et je suis dans le jus. Téléphone à maman pour sa clim et sa TV
- Elle veut que je ferme la clim ou l'allume ?
- J'AI PAS LE TEMPS DE TE PARLER !! Téléphone-lui svp.
- Oui oui
Et je lui téléphonais
- M'man ?
- Oui mon rat. Dis-moi pas que ta soeur t'a dérangé ?! Je ne voulais surtout pas te déranger.
- Tu ne me déranges jamais , M'man. Mais ça serait tellement plus simple si tu me téléphonais direct au lieu de passer par une de tes filles.
- Oui, mais je ne veux pas te déranger mon rat. Tu dois être tellement occupé depuis que tu fouts rien, heu, je veux dire depuis ta retraite ...
- D'accord. Elle a quoi ta clim ?
Et j'ajustais la clim. Et je le lui mettais son programme de tv à distance
Tous les matins, je lui téléphonais vers dix heures.
- oh mon Dieu !! Tu me téléphones !! Tu me prends par surprise là, écoute mon rat, ça me fait plaisir de te parler, et j'ai plein de choses à te dire, mais là j'attends un appel de ta soeur, elle me téléphone vers 10 heures et dix. Alors on se reparle ok ?
Et elle me raccrochait au nez
Ce matin-là, toujours vers dix heures, je lui téléphone
Dring dring dring
Le répondeur embarque
Je retéléphone
Le répondeur encore
Je pars mon iPad et je Facetime le iPad de Maman.
Par la caméra je vois qu'elle n'est pas au salon ni à la petite cuisine attenante
Je Facteime le deuxième iPad dans sa chambre. Je ne vois que sa tv, et un bout du lit. Pas certain de voir si les draps recouvrent Maman.
Alors je me dis que je vais la réveiller solide. Je pars la tv dans sa chambre et je foute le son au maximum !! Ça va bien la réveiller !!
À la tv c'est une annonce du gouvernement du Québec. Une annonce pour nous inciter à arrêter la violence envers les vieux.
- La Maltraitance envers les aînés ça existe !
On maltraite nos vieux, que l'annonce dit. Calisse, on est quatre enfants à s'occuper de Maman. Apporter de la bouffe, s'occuper de sa TV, prendre et l'amener à ses rendez-vous médicaux, signer ses contrats de location de RPA, la déménager d'étages selon les services dont elle a de plus en plus besoin, ramasser et laver ses draps les matins ou il y a eu un problème, etc etc etc. Et voilà que le gouvernement nous accuse de la maltraiter !! Si je pogne le crisse qui a eu cette idée de nous faire passer collectivement pour des maltraiteurs de nos aînés, je vais l'étriper. Il verra c'est quoi de la maltraitance.
Bon, anyway, rien ne bouge dans sa chambre. Malgré le volume de la TV au max.
je saute dans mon auto et téléphone au RPA
- Pourriez-vous svp allez voir à son appartement . Je suis inquiet..
Je téléphone à la soeur aussi
- M'man ne me répond pas
- Moi non plus. Je suis en route moi aussi
J'arrive après elle. Devant le RPA il y a une ambulance. Ça ne sent pas bon, une ambulance devant le RPA
Je monte. La porte de l'appartement est entrouverte. Ma soeur y est. Une deuxième soeur arrive aussi. Deux ambulanciers sont à l'intérieur.
- Nos sympathies monsieur...
- Maman est décédée ?!?
Ils ne me répondent pas. Maman est dans son lit. Une soeur la brasse.
- MAMAN !! Réveille-toi !! Les ambulanciers sont ici. Faut que tu te réveilles.
Je m'approche. Maman qui avait l'air d'avoir 85 ans la veille, a maintenant l'air d'en avoir 105. Les cheveux tout blancs alors qu'hier ils étaient bruns. Collés sur sa tête, tout mouillés. Elle est couchée en boule. Ça ne sent pas très bon
- Soeur, je crois que c'est fini
- Ben voyons donc !! Ça ne se peut pas, elle n'a même pas lu son journal !!
- Ça sent mauvais
- Ce n’est rien ça, je vais laver ses draps, ça lui arrive de plus en plus souvent. Ça ne se peut pas, MAMAN, MAMAN, RÉVEILLE !! Les messieurs sont ici....
Je regarde les messieurs. Ils se regardent les pieds. Ils attendent au salon, avec une civière.
Je leur demande:
- Est -elle décédée messieurs ?
Ma soeur se retourne avec du feu dans les yeux
- NON! Voyons, elle n'a même pas déjeuné. Sans parler de son journal. Elle est morte ou pas ? Faites quelque chose bon sang...
- Ben vous savez madame, nous on ne peut pas déclarer un décès. C'est le médecin légiste qui fait ça.
- Justement si elle n’est pas déclarée morte, faites quelque chose !!
- Il n'y a plus rien à faire, madame. Ses signes vitaux ne sont pas présents
- Bon ben pompez lui des signes vitaux alors !!
- Ça ne donnera rien
Je m'interpose
- Soeur, c'est terminé
j'essaie de la prendre dans mes bras. Elle refuse et se retourne pour brasser maman.
- MAMAN !! Réveille !!! On est tous là !!
Je me retourne. Je n'avais pas vu. Tout le monde est arrivé. Les autres soeurs, leurs chums, les petits enfants. Tout le monde est là. Il y a foule. La famille citrouillard.
Soeur continue de répéter en criant :
- ÇA NE SE PEUT PAS ! ça NE se peut PAS. Mourir de même avant d’avoir lu son journal. Elle a même pas déjeuner. ÇA NE SE PEUT PAS ! ça ne se peut PAS. ÇA SE PEUT PAS ! ça ne se peut pas. Je te dis. Même pas lu son journal. Ça se peut-tu ?!? Maman, maman, réveille toi, ça ne se peut pas, Maman, arrête, ça ne se peut pas.
Chu à la veille de lui dire qu’à 95 ans ça se peut en crisse
Estie, l’ambulancier demande à soeur comment se sont déroulés les derniers moments de Maman. Il ne sait pas ce qu’il vient d’ouvrir lui
- Écoutez, c’est ben simple, il y a trois semaines on a eu un rendez-vous FaceTime avec son médecin, ça ne se peut pas, après le rendez-vous, on en a discuté, maman et moi, qu’il faudrait faire quelque chose. Ça ne se peut pas. Parce que son sofa, le crème là, vous voyez, il appartenait à ma grand-mère, vous imaginez ? À MA GRAND-MÈRE !! Comme on l’avait déménagé de Maplewood à ici, on se disait que peut -être il aurait pu rentrer le long de la fenêtre. Ça fait environ trois semaines. Ses derniers moments vous dites ? Par Facetime, les rendez-vous avec le docteur depuis la pandémie. On n'est plus en présentiel comme on dit aujourd’hui. On est en Facetime, ou en Zoom , enfin une de ces affaires-là. Heureusement que mon frère a installé l’internet. Sinon... vous imaginez ? Mais regardez, monsieur l’ambulancier, regardez !! RE-GAR-DEZ-le ce sofa: si on l’avait mis là, comment Maman aurait pu rejoindre les boutons du contrôle de l’air conditionné ? Hein ? Je vous en bouche un coin là hein ! Donc , on n’est pas folle, car vous saurez que Maman avait toute sa tête, elle. Heu… Je ne dis pas ça pour moi, je dis ça pour certaines de ses amies ici. Y’en a qui sont pas mal mélangées, vous le saurez….. Donc on disait ? Ah oui, ses derniers moments. Il y a trois semaines. Le sofa de Maplewood. Le docteur en Facetime. Ou en Zoom, ne me demandez pas lequel c'est mon frère qui s'occupe de ça. Donc le lendemain du rendez-vous Zoom Facetime, vous m'excuserez de ne pas savoir lequel, entre Facetime ou Zoom, elle est venue manger chez moi. Du saumon. Ah non, c'était du spaghetti. Ou un steak. Ah ben non, c'était le surlendemain. À cause qu'on était allé chez l'optométriste. Le docteur Zoom il voulait checker sa vue. Le surlendemain donc. Du saumon, oui oui, du saumon. Maman aime le saumon. Mais faut le faire bien cuire. Un peu trop à mon goût . Donc ce surlendemain, coup de théâtre !! l'optométriste nous dit que ses lunettes étaient parfaitement adaptées à sa vue ! Vous imaginez ? PAR-FAI-TE-MENT adaptées à sa vue. À 95 ans, et des lunettes PARFAITEMENT adaptées à sa vue. C'est quand même quelque chose...
- Oui Madame, mais je vous demandais pour ses derniers instants, c'est pour le rapport. Comme genre, votre mère est tombée, ou bien elle a monté des escaliers: c'est pour le médecin légiste....
- Kessé vous dites là !?! Maman n'est pas tombée ! Elle est dans son lit. On ne tombe pas dans son lit !! Et vous voyez des escaliers vous ? Oui, il y en a, mais elle prend l'ascenseur. Les escaliers c'est seulement en cas de feu. Et croyez-moi, Maman elle ne s'emmerde pas de les descendre quand il y a un exercice d’évacuation, elle reste sur son sofa bien peinarde. Je ne comprends pas que vous imaginiez de telles choses...
- Non, nous voulions dire comme un exemple de ses derniers moments
- Il est mal choisi votre exemple. Bon, arrêtez de m'interrompre et écoutez-moi. Je ne vais pas répéter cent fois les derniers instants de ma propre mère. Prenez ça en note sur votre feuille là.
L'ambulancier reprend son cartable et fait mine d’écrire
- je vous disais donc qu'il y a trois semaines, Maman a eu un rendez-vous Facetime ou Zoom, avec son docteur. Avez vous vraiment besoin de savoir si c'est Facetime ou Zoom ? Pour votre rapport ?
- Non non , madame. On n'a pas beosin de savoir .
- Parce que si vous avez besoin de savoir, je peux appeler le docteur et lui demander. Imaginez comment il se nomme le docteur. Vous n'en reviendrez pas: il se nomme docteur Pou. POU !! P-O-U pou. À chaque fois que je dis son nom, sur Facetime ou sur Zoom, je suis pris d'un fou rire. C'est difficile d'être concise avec le docteur, le docteur POU, quand on est prise d'un fou rire. Rajoutez si Maman partait à rire aussi, alors là, je ne vous dis pas comment ça tournait. Moi, ben moi, je disais juste "docteur", mais ma mère, la coquine, chaque fois rajoutait "POU". Juste pour me donner du trouble de ne pas rire. Je disais "Docteur" et bang, elle rajoutait " POU". Vous imaginez messieurs les ambulanciers ?
- Oui, on imagine
- C'était déconcertant. D'aillleurs vous me déconcerter avec ce brassouillage que vous faites avec votre crayon. Arrêtez ça me déconcentre. Enfin, ca me deconcerte aussi. Anyway, arrêtez ça
- Oui, d'accord, s'cusez
- Donc on a eu ce rendez-vous Facetime, mettons, ou Zoom, et le docteur, "POU", hi hi, a demandé qu'on aille chez l'optométriste. Exactement comme je vous l'ai dit. Et ce soir là, non, le lendemain, elle est venue chez moi manger du saumon trop cuit. Comme vous le savez déjà, même si ça n'a pas beaucoup d'importance, vous en conviendrez avec moi. Mais qui suis-je pour décider, ou jauger, l'importance d'un détail avant la mort de sa mère. C'est plus votre domaine , ça, messieurs les ambulanciers. Donc reprenons depuis le début... Il y a trois semaines, on avait rendez-vous avec son docteur. Pas en présentiel !! Mais non, depuis le Covid c’est du Facetime ou du Zoom......
Et c’est ainsi que le pauvre ambulancier, qui faisait semblant de prendre tout ça en note, fut accaparé deux heures et demie de temps. Tranquillement, on est passé d'une journée à l'autre vers ce matin fatidique.
- Et voilà moncieur l'ambulancier, vous savez maintenant tout des derniers instants de maman. Et je ne crois pas qu'elle a lu son journal aujourd,hui. Ce qui est totalement inquiétant. Maman lisait toujours son journal. Avant c'était La Presse, mais comme ils ne font plus de copie papier, Maman est passé au Journal de Montréal. Alors si....
- C'est parfait madame. Merci beaucoup d'avoir répondu à cette première question
Il a regardé son formulaire. Il devait bien y avoir plein d'autres questions dessus. Il a ouvert la bouche, est resté comme ça trois secondes, et l'a refermée. Il a coché d’emblée toutes les autres questions sur la feuille. Je pense qu’il venait de décider de ne plus poser aucune autre question à ma soeur même si ces questions étaient sur sa liste.
J’ai rêvé. Réveillé. Je suis parti en vélo, ce matin. Question de me rappeler quelques souvenirs fabriqués qui n’auront jamais été vécus. Comme quand Maman et moi on pédalait la moitié de l’Italie sur les petites routes de campagne sur un tandem. Elle en avant, moi en arrière. Elle porte une jolie jupe pleine de marguerites jaunes qui attendaient de se faire demander la question de l’amour dans les champs de coquelicots rouges. Moi je la regarde pédaler, et de tant à autres, elle se retourne pour vérifier que moi aussi je fais mon effort. Arrivés en haut des cotes, on déballe son panier d’osier, ou ma mère, bonne cuisinière, a caché des petits pots de sa préparation. Un petit foie gras ici, une purée de marron, parfumé au zeste de pamplemousses d’Italie, les meilleurs du monde. Un bout de baguette comme par miracle puisqu’on n’a croisé aucune boulangerie. Et comme à l’habituée, elle sort une bouteille de rosée, avec un clin d’oeil, ce qui veut dire que le rosé a été substitué pour de la vodka russe teintée rose. Une fois un peu saoule, elle sort une cravache d’en dessous de sa robe, et me regarde:
- Allez, petit paresseux, il est temps de pédaler si tu ne veux pas goûter à ma cravache
Pour me faire plaisir, elle m’en donne quelques petits coups presque comme des caresses, sur mes fesses déjà endolories par la selle du vélo. On remonte sur notre vélo tandem pour repartir ensemble, mère et fils, découvrir l’Italie, les Italiens de passage, et quelques Italiennes au sourire éclairé par leur soleil d’une autre couleur que le notre.
Je suis heureux. J’ai une mère. Elle aussi l’est, heureuse. Elle a un fils.
Mais ça, on ne l’aura jamais vécu. Ma mère n'a jamais rien cuisinée, n'a jamais bu de vin, et on n'est jamais allé pédaler l'Italie ensemble.
Je suis maintenant officiellement orphelin
Louis
) c’est ma tournée
