— Papa, vous qui comprenez le tout et l’entier, et l’expliquez si bien dans ses détails, pourrais-je vous poser question qui me tarabusque lorsque mes yeux se ferment pour la nuit ?
— Fils, comme à mon habitude, j’essaierai de répondre à ces interrogations idiotes qui troublent ton sommeil
— Père, si notre bonne terre tournât sur elle-même comme une toupie, expliquassez-moi le pourquoi du comment que je ne vois pas l’étoile du nord et la Grande Ourse nous tournasser autour. Si la terre tournassait comme tous prétendent, mon Papa adoré, alors les étoiles devraient nous paraitre nous tournassier autour. Et pourtant, j’ai passé la nuit à vérifier que l'étoile Polaire, bien au contraire de nous tourner autour, est restée immobile dans le ciel, au même endroit, à me montrer le nord de PmGrandNord toute la nuit.
— Mon fils, me dit mon père, mon fils, je vais essayer de t’expliquer ce qui te semblera incompréhensible. En introduction de mon savant exposé, laisse-moi te dire que bien des phénomènes ne seront jamais à la portée de compréhension de l’homme et de sa petite tête de cabochon pareille à la tienne. L’univers, ce grand ensemble combinant l’infiniment petit et l’infiniment grand, comportera des mystères qui ne seront jamais à la portée de ta pensée et de celle des autres petits dont tu feras tes amis. L’immensité des milliards de milliards de constellations, le miracle de la vie, l’infinie bêtise des hommes, le mystère du temps, de la gravité, la profondeur de l’orgasme féminin, les épeurantes grimaces accompagnant son pendant masculin, la détresse post coïtale, la puissance de l’amour et des douleurs qu’il apporte, demeureront pour toi d’inatteignables étoiles de compréhension.
— Mais mon bon Papa, vous qui comprenez toutes ces sorcelleries, j’ose vous quémander d’essayer de m’expliquer ce qui, pour moi, demeure inexplicable. J’ai beau plisser les yeux avec la même intensité que lorsque je touche mon corps pour le faire couler de mon énergie, je n’arrive point à comprendre.
— Ouf, mon fils, tu me demandes là bien grand effort si on prend en considération la pauvreté de ton intelligence, la nature ayant voulu que cette denrée rare saute facilement une génération. Essayons tout de même. Prenons un exemple, puisque l’exemple te démontera sans l’obligation de comprendre. Fils, toi qui es là avec tes yeux de poisson grands ouverts prêts à boire mes paroles, vois-tu cette belle pomme que je tiens là dans ma puissante main ?
— Oui, mon Papa que j’admire plus que n’importe qui
— Mon fils, si je te lançais, là, maintenant, cette pomme dans la face, me croirais-tu que tu n'aurais pas à l’esquiver vu qu’il est impossible que la pomme te touche ?
— Non, Papa, je penserais qu’une blague vous me fissiez
— Mon fils, andouille de ma vie, ouvre grandes ces oreilles décollées qui contribuent tant à te donner cet air niais. Remets en marche le peu de neurones qui habitent ta caboche, et essaie de comprendre ce que je t’expliquerai pourtant si clairement : je te lance cette pomme, elle devra passer par la moitié de la distance actuelle entre elle et ta face de crapet ?
— Oui, papa de mon coeur, je suis d’accord avec vous qu’elle devra obligatoirement passer par la moitié de la distance présente entre elle et moi
— Mon fils, que ta mère baptisa Louiiis, en rajoutant tout ces «i» par tentative de remplir cette âme si vide, es-tu aussi d'accord qu'une fois passé ce point situé à moitié chemin entre toi et moi, la pomme devra aussi passer par la nouvelle moitié de la distance qu'il lui restera à voyager pour te toucher
— Heu... vous voulassiez dire la moitié de la moitié de la distance actuelle
— Oui, mon imbécile de fils
— Alors oui , Papa adoré, je suis d'accord pour dissasser comme vous
— Mon fils, une fois passé ce nouveau point, il restera à la pomme encore à passer une autre nouvelle moitié de la distance entre ce point et tes petits yeux d’avorton, non?
— Oui Papa, que j’écoutasserai toujours avec le plus grand intérêt
— Donc, mon fils, il restera toujours une nouvelle moitié de distance à parcourir à la pomme pour t’atteindre
— Oui, Père, que je n'aimerai jamais autant que vous le méritez.... heu... méritassiez, puisqu’immense est votre intelligence
— Mon fils, affliction de ta mère, s’il reste toujours à la pomme une nouvelle moitié de distance à passer à mesure qu’elle a passé les autres, cette foutue pomme n'arrivera jamais à parcourir toutes ces nouvelles moitiés de distance. Finalement, la pomme ne pourra jamais atteindre ta mautadite face, non?
— Heu... ça semble logique, mon Papa chéri
— Alors, ne bouge pas d’un cil qu’on expérimente ensemble ce raisonnement que tu considères juste et logique...
Et c'est là que mon Papa, comme Dennis Martinez au base-ball, prends son élan pour me pitcher la pomme de toutes ses forces. Confiant de son raisonnement, je n’essaye même pas d’esquiver le projectile fruitier. Je suis convaincu que la pomme ne m’atteindra jamais, puisque mon Papa m’a expliqué que la pomme aura toujours une nouvelle moitié de distance à parcourir, n’arrivant jamais jusqu’à mon visage. Je la reçois pourtant en plein oeil. Le coup m’assomme presque. Je tombe à la renverse, et ouvrant l’oeil qui n’a pas été touché, ébahi, je regarde mon Papa pour essayer de comprendre comment cette pomme a bien pu traverser la moitié de la moitié de la moitié de la dernière moitié pour m’atteindre.
— Fils, parce que tu as bêtement cru en mes fallacieuses paroles, à ce raisonnement que je t’ai présenté comme la réalité pure, tu vas maintenant arborer, pour plusieurs jours, un oeil au beurre noir des plus décoratifs. Nul doute qu’on rira de toi à l'école. Les plus intelligents de tes compagnons s'occuperont de te rendre cet oeil-ci identique à celui-là. Tout ce malheur mérité parce que tu auras cru en un raisonnement...
— Mais mon Papa adoré, c’est en vous, mon propre père, que j’ai cru !!
Mon père choisit un juron dans une des cent-treize langues qu’il parlait couramment:
— BASTARACHE ! ACCURSO !! Fils, toi qui te penseras si fin, toi qui penseras tout savoir, tout comprendre, mais qui te goureras tout le temps, mon malheureux fils, ne fais jamais confiance à ce que tu penses être une vérité. Avec le peu d’intelligence qui t’habite, arrête de te poser des questions dont les réponses resteront toujours inatteignables pour une pauvre intelligence de ton genre. Fie-toi plutôt à ton instinct; si tu l'avais fait, tu n'aurais pas l'oeil tout en ecchymose. La vérité, mon fils, n'a qu'une envie, qu'une mission, qu'une seule possibilité : celle de te mentir...
C'est ainsi que ce jeudi, qui n'est d'ailleurs même plus un jeudi pour les Chinois et les Australiens, je pense comprendre que mon père me met en garde contre toutes les pommes d'Ève aussi vieilles que l'époque du paradis.
Dans un sanglot aussitôt reniflé, bravement, je réattaque :
— Oui, mais mon papa si intelligent, comment concilier votre théorie avec cet oeil et cet orgueil blessé ?
— Mon fils, toi qui conjugue tout croche tes verbes pour te "donnasser" ce que tu penses être de la culture et de l'intelligence, toi à qui il faut tout expliquer en vain, plusieurs fois: c'est une question d'infini. Je n'essaierai pas te le faire comprendre, mais la vérité, comme l'amour, se bute toujours à l'infini. Cette pomme allait finir par traverser une distance infiniment petite. La vérité nous dicte qu'il devrait toujours rester une moitié de distance à parcourir avant de te péter ton petit oeil de con, mais l'infiniment petit ne se coupe pas en deux. Et en réalité, on retrouve chez l’homme, et son univers, bien plus d'infiniment petits que de vérités. As-tu compris, mon morpion de fils à son papa ?
- Heu... à peine, mon papa chéri, à peine....
- Tant pis pour toi, mon fils, tant pis pour toi... et tant pi pour elles !
L'ourse blanche se lève le nez au vent. Il fait soleil. Elle a chaud. On pourrait penser que son pelage blanc refléterait la chaleur, mais il n'en est rien. Les Dieux de la nature l'ont inventée avec une fourrure blanche sur une peau noire. Chacun de ses poils est creux et translucide; c'est un genre de fibre optique qui transporte la chaleur du soleil jusqu'à sa peau qui, elle, est noir jais. Le moindre rayon de soleil, la moindre trace d’infrarouge, voyagera au travers de sa fourrure pour être ainsi transformé en douce chaleur. Cette fourrure sert d'isolant certes, mais lui permet quand même d'absorber chaque trace de calories provenant du soleil. Un isolant qui protège du froid, mais qui laisse passer les chaudes calories. L'homme n'a pas encore inventé mieux. Le poil, creux, sert aussi de flottaison. L'ours polaire, Ursus Maritimus, l'ours maritime passera près de 85% de sa vie sur la banquise, nageant d'une glace à l'autre.
Notre ourse est malheureuse. Depuis dix ans, il fait de plus en plus chaud. Le fameux réchauffement de la planète. L'hiver qui suivra sera d'ailleurs un record de chaleur. Elle pourrait peut-être s'en accommoder, mais il n'y a pas eu de banquise presque tout l'été. Avant, les glaces ne disparaissaient jamais au complet. Mais cette année les glaces se sont retirées au mois de mai et en juin il n'y avait plus trace de la banquise. Finies les longues promenades sur la glace pour chasser le phoque. Elle les surprenait quand ils venaient respirer dans leurs trous d'aération. Un puissant coup de patte extirpait le phoque de son trou vers la glace. Avec appétit, elle dévorait ce corps frais et gras. Notre ourse pouvait en bouffer tout l'été et même nourrir les marmots. Mais là, elle est réduite à arpenter les rivages de la terre ferme pour trouver quelques corps morts que la mer aurait rejetés. Comme un vulgaire ours noir du tiers de sa taille, elle n'est plus qu'un charognard qui bouffe de la vieille viande. Elle se la dispute même avec les mouettes. La honte. Ses marmots n'ont pas survécu à ce régime de viande pourrie. Notre ourse les a accompagnés jusqu’à leurs morts. Maintenant, elle s’ennuie de glisser ses grosses pattes sur la glace en devinant les endroits trop minces, en se fiant à cet instinct qui ne lui mentait jamais sur la vraie vérité de l'épaisseur de la glace. Notre ourse est seule. Notre ourse est malheureuse. Notre ourse continue d'arpenter le rivage.
C'était l'autre automne.
C'était dans le fjord du Narvak.
Je n'y étais pas.
Monsieur Legendre y était.
Dans son tout nouveau 206 acheté flambant neuf chez Cessna. Car vingt ans après avoir arrêté, Cessna a recommencé à fabriquer des petits avions à hélices. C'est comme ça qu'ils disent aux nouvelles quand ils annoncent l'écrasement d'un avion privé : «Un petit Cessna s'est écrasé hier dans le Grand Nord québécois, causant la mort de ses deux occupants. La mauvaise météo, un bris mécanique, une erreur de pilotage, ou une raison inconnue, seraient en cause.»
Pour les journalistes, tous les petits avions sont des Cessna. Que ce soit des Piper, des Maule, des Mooney, quand les journalistes parlent des petits avions, ils les dépouillent tous de leur véritable paternité pour les renommer des Cessna. Alors, Cessna, vu qu'il se faisait déjà accuser d'avoir engrossé toutes les mamans des petits avions, a donc décidé d'en refaire pour de vrai. Comme il s'en écrase chaque année, alors il en reste de moins en moins. Quand il y en a un à vendre, ils sont quelques-uns à le vouloir. Et le prix monte, monte, monte. En fait, suffit qu'il y ait seulement deux personnes à le vouloir pour que le prix atteigne un sommet astronomique. C'est souvent comme ça même pour les personnes : faut être deux à la vouloir pour vraiment l'apprécier à sa juste valeur. Sinon, cette personne perd de son intérêt aux yeux de l’autre. L'offre et la demande, qu'ils disent, dans les grands livres d'économie, et les romans d’amour.
Monsieur Legendre ayant beaucoup d'argent, il se commande donc un 206 tout neuf dès que Cessna annonce la reprise de la production. Délai de livraison ? Deux ans d'attente. Aussitôt reçu, il file l'inaugurer dans le Nord du Québec, du côté de l'Ungava, du côté du pays de PmGrandNord.
Nous, on trouvait que ce n’était pas un endroit pour monsieur Legendre parce que ce n'est pas un très bon pilote. En fait, c'est le pire que l'on connaisse. Et les conditions là-bas ne sont pas toujours faciles. Mais enfin, ce n’est pas de nos affaires ce que monsieur Legendre fait avec son avion tout neuf. Nous, on trouve qu'il a amplement atteint l'âge de raison. En fait, on aurait dû voir qu'il l'avait probablement un peu dépassé. Mais monsieur Legendre a beaucoup d'argent et on est tous souvent portés à vouvoyer les gens qui ont beaucoup d'argent. Pour lui montrer respect et déférence, à peu près toujours, on vouvoie l’argent . Même si ils s’appellent Lacroix ou Earl Jones, on vouvoie gros comme le bras. Et c'est toujours difficile de dire vraiment ses quatre vérités à quelqu'un en le vouvoyant. Ça ne veut pas sortir. Ça sonne faux. La vérité reste dans le fond de la gorge. Le vouvoiement et l'argent appellent l’autocensure. Les psychologues nomment ce phénomène l'effet halo. Le halo de la richesse, qui éclairant le pourtour du riche, assombrit son âme nous empêchant de la discerner. Alors, on se tait, on ne lui dit pas que c'est vraiment, mais vraiment pas sa place d'aller là-bas avec son avion, que de toute façon il pilote comme un pied et que ça ne sera pas long avant qu'il se tue (ce qui est honnête) en tuant aussi ses passagers (ce qui est triste) et que sa place à lui, c'est n'importe où excepté aux commandes d'un avion. On ne dis pas non plus au riche qu'il va se faire bouffer par les chinois qui l'acculeront à la faillite, que la crise cardiaque l'attends si il ne reprend pas son corps en main, que l'impôt va le ruiner si il continue d'étirer l'élastique. On se tait devant la prestance de l'argent.
Le halo du riche lui est souvent fatal.
Alors, monsieur Legendre part là-bas avec son copain français à bord. Après une douzaine d'heures de vol étalées sur une semaine, il arrive finalement à Kuujjuak. Pour monsieur Legendre, le pilote, c'est déjà tout un exploit.
À Kuujjuaq, la base d'hydravion est située sur le lac Stewart qui est d'ailleurs le réservoir d'eau potable du village. Dans ce temps là, quand vous accostiez au grand quai, on vous faisait payer l'accostage cinquante piastres. Puis, si vous étiez gentil et que votre face ne déplaisait pas trop à mon copain Jean-Claude Roy, il vous faisait le privilège de vous vendre de l'essence pour presque trois fois le prix d’au sud. Mais si vous aviez une quelconque petite moue désagréable sur le visage, causée par le prix du gaz ou les mouches noires, il vous envoyait promener après avoir collecté les fameux cinquante dollars d'accostage. Vous vous retrouviez sans essence, coincé là à attendre l'hiver, qui arrive là-bas début octobre. À moins que votre humeur et celle de Jean-Claude ne changent, qu’une certaine chimie ésotérique s’installe et qu'il décide finalement de vous faire le plein en n'oubliant pas de vous charger les mautadits cinquante dollars pour l'accostage au quai. Mais ne comptez pas sur un sourire. Les gens du quai travaillent fort, 13 malchanceuses heures par jour, à charger et décharger vingt mille cargos des Otter et des Beaver. Des drums de gaz, des carcasses de caribous, celles d’Américains déguisés en camouflage et armés jusqu’aux dents, bref, du lourd et du pas drôle. Tout ce travail dans les mouches noires et les moustiques gros comme ça. Croyez-moi qu’il ne reste rien de la propension à la galipette avec le premier venu. Le patron du quai devient souvent psychopathe après quelques semaines. Gare à tout c’eusses qui arrivent du sud, avec l’air conquérant de celui qui a vaincu les pièges innombrables du voyage, pièges qui sont pourtant le lot quotidien des pilotes de là-bas.
Monsieur Legendre ayant une belle tête sympathique et un portefeuille bien garni, il peut remplir ses réservoirs et redécoller vers l'est dans son beau 206 pour aller pêcher l'omble de l'Arctique dans le fond du fjord du Narvak, du côté du Labrador.
Il longe la mer en direction des Torngatt. Passant au-dessus de la pourvoirie de Boby Snowball sans jamais voir ni les bâtiments, ni la piste de sable sur laquelle un avion de toile jaune est stationné. Il arrive au village de Kangiqsualujjuaq par les narrows de la George. Il fait des 360 au-dessus du village, coupant l’axe de la piste de l’aéroport sans jamais s’annoncer sur la fréquence de CYLU. Il ne voit même pas le Twin Otter de la sched qui lui passe juste au-dessus en maugréant sur toutes les fréquences. Le Twin est obligé à une manoeuvre d’évitement du 206, coincé entre les deux montagnes qui bordent le village. Le pilote du Twin est en beau maudit. Monsieur Legendre ne voit rien de tout ça, il continue enfin vers les monts Torngat. Monsieur Legendre est très excité. Depuis des lunes qu'il rêve à ce voyage. Des copains lui ont vanté combien ce pays était mystérieux, comment la pêche y était fructueuse et à quel point la beauté des paysages vous coupe le souffle. Alors, il veut voir lui aussi. Et il emmerde tous ceux qui murmurent dans son dos qu'il n'est pas assez bon pilote pour voler dans ce coin de pays. Bon, il n'est peut-être pas le meilleur pilote, mais lui au moins a survécu intact à chacun de ses crashs. Et ça, ce n’est pas tous les pilotes qui peuvent dire ça, autant ceux qui vivent encore que ceux qui sont morts.
Une vingtaine de milles dépassés Kangiqsualujjuaq, monsieur Legendre aperçoit la rivière Barnoin. Il arrête au camp d'Alain Lagacé, pour refaire le plein d'essence et dire bonjour à ses amis qui se sont eux aussi arrêtés là pour quelques jours. L'essence dans le nord, c'est le nerf de la guerre. Pas question d’en manquer, comme l'hiver dernier quand il avait dû poser son bimoteur en catastrophe sur la 40 près de Québec, après un vol de 15 minutes à partir du Lac à la Tortue, les réservoirs à sec. Un petit vol vers Québec. Jamais il n’avait cru que le bimoteur pouvait être aussi vide en essence que ça. Quand les moteurs se sont tus, il s’était rappelé que la 40 était juste en dessous. Malheureusement, il s’était aussi souvenu qu’il fallait mieux atterrir face au vent, et le vent, cette journée-là, il était perpendiculaire à l’autoroute. Au lieu de prendre l’autoroute dans un sens ou dans l’autre, Monsieur Legendre prit l’autoroute de côté. Il attrapa le premier fossé en arrachant le train, rebondit sur la voie entre les autos, sauta le fossé du milieu, et ReBang sur l’autre voie entre deux camions, puis sortie dans les champs en sautant le dernier fossé. Il ne s’était pas fait une égratignure, mais il avait causé tout un carambolage autant vers l’est que vers l’ouest ! On avait tous pu voir ça aux nouvelles télévisées de six heures, en se branlant la tête de découragement et de moquerie, et en se disant, à tort, qu'il n'y avait que monsieur Legendre pour faire des conneries pareilles avec un avion.
Monsieur Legendre décide de coucher au camp d’Alain sur la Barnoin. Les installations sont confortables, et on y sert une bouffe honnête. L’immense plage offre une bonne protection pour les hydravions. Le lendemain matin, il demande à Alain s’il peut lui emprunter des cinq gallons d’essence. La cabine du 206 est spacieuse, et ça marche au gaz cette machine-là. Il réussit à en mettre une dizaine de ces réservoirs ! Par-dessus les bagages. Proche de 65 gallons US en cinq gallons de plastique. Le lac de la Barnoin est immense, et il y a toujours un bon vent d’aligné. Jamais de problème pour redécoller même overload. Monsieur Legendre, pressé de décoller, tire comme un malade sur le manche tout le long de sa course. Ça cale les talons des flottes dans l’eau. Ça fait du drag. Ç’est à l’opposé d’une bonne technique de décollage. Quatre miles plus loin, le 206 finit par sortir de l’eau. Lourdement. Au lieu de repousser l emanche pour troquer du drag pour gagner de la vitesse, il continue à tirer sur le manche comme si c'était ne tirant sur les commandes qu'on peut faire prendre de l'altitude à un avion trop chargé. Il passe tout proche de se planter dans le rapide du bout de ce grand lac. L’avion est lourd. Monsieur Legendre ne fait pas dans l’optimisation. Mais il est décollé et il est heureux. Il suit la Barnoin vers la mer pour ne pas avoir à prendre de l’altitude, puis, traversant la baie Kuyanak, il peut enfin s’enligner sur la Korok. La Korok, cette rivière qui fait office de porte des Torngat. Il la remonte tranquillement, gagnant peu à peu de l’altitude. Survole les Chutes Ourluktuk et continue vers le haut des Torngat. Il est maintenant proche de quatre mille pieds. Il aperçoit au loin le mont Iberville. La neige coiffe encore ces montagnes. Arrivé à cinq mille cinq cents pieds, il peut survoler ces monts les plus hauts de l’est du Canada. Il en a le souffle coupé de toute cette beauté. Son passager, son ami français qui vient du midi, et qui sent l’ail même au déjeuner n’en revient pas lui non plus. «Merci, merci, merci» qu’il ne cesse de lui répéter. Il reprend un cap vers l’est, vers l’atlantique. Là, ça coupe d'un coup : cinq mille pieds de dénivelés jusque dans le fond du fjord. Les deux ont le souffle coupé d’émotion. C’est que même du haut d'un avion, ça donne le vertige. La météo est magnifique et monsieur Legendre peut voir l'Atlantique à perte de vue. Monsieur Legendre est tellement heureux. Il se dit qu'un jour il traversera jusqu'en Europe en passant par le Groenland, question d'en boucher un coin à tous ceux qui colportent qu'il pilote comme un pied. Monsieur Legendre se sent vivre. Il sait maintenant qu’il n’est pas encore mort. Son ami pue l’ail et Monsieur Legendre en est encore plus heureux, car son odorat lui confirme qu’il profite de la vie.
Ils sont maintenant rendus au Narvak. Il se met en descente dans le fjord. On se sent à l'étroit avec ces cinq mille pieds de falaise de chaque côté. Mais ce n'est qu'une illusion d'optique, car c'est très large. Une couple de milles de large. Monsieur Legendre trouve que ça brasse pas mal entre les parois, mais il n'a pas le choix de continuer s’il veut se poser dans le fond du Fjord. Il tourne pour revenir atterrir vers l’ouest. C'est une manoeuvre plutôt délicate : les illusions d’optique de toutes ces hautes parois vous donnent l’impression d’être trop bas. Alors, vous gardez votre altitude. Mais si vous êtes souvent trop haut, avec le danger d’aller s’aplatir sur la paroi du fond avant d’avoir pu descendre suffisamment pour amerrir. Monsieur Legendre se rend heureusement compte qu’il est trop haut et décide de faire demi-tour. Il se dit qu’il doit reprendre son approche en descendant plus tôt cette fois-ci. Ces parois si hautes lui donnent l’impression d’être toutes proches, comme s’il les racle du bout de ses ailes, alors qu'elles sont à plus de trois milles. Il penche un peu trop son avion pour tourner plus vite. Mais là il pogne ces vents descendants qui peuvent être si forts dans le Narvak. L'avion se met à perdre de l’altitude. Il met plein moteur. Ça continue à descendre un peu, mais en moins pire. Il tire sur le manche. Il est très chargé avec tous ces cinq gallons d'essence et le bagage qu'il avait réussi à faire rentrer dans l'avion de peur de manquer de quoi que ce soit. Les pros savent bien que la seule chose dont vous ne pouvez vous passer en avion, c'est de la légèreté. Et que si un avion est très chargé, il ne faut pas trop lui pencher les ailes. Mais il continue de pencher un peu plus, proche de trente degrés, et de tirer sur le manche. Là, pour faire vraiment méchant, il pèse sur la pédale de gauche pour virer plus vite. Un avion bien lourd, un virage serré et non coordonné, bref tous les ingrédients pour partir en vrille. L'aile qui est plus haute décroche. Ce qui doit arriver arrive: la vrille ! Un hydravion se retourne souvent presque sur le dos dans une vrille. Monsieur Legendre a un haut-le-coeur. Il a oublié comment faire pour sortir d'une vrille. Il pique le nez du 206 pour reprendre de la vitesse. Mais l'avion tombe en spirale, car monsieur Legendre n'a pas arrêté la vrille avant de repousser le nez. C'est l’effet domino le plus courant : tombez en spirale suite à une vrille. Dans une spirale l'avion pique vers le sol en tournoyant et en accélérant. Ce n’est pas du tout confortable. Monsieur Legendre panique. Il ne se souvient pas non plus de la séquence des actions pour sortir d'une spirale. Il commence à penser que ce n’est vraiment pas sa place d'être là, aux commandes de ce 206. Ça vire de plus en plus. Il tire de plus en plus sur le manche. Ça aussi c'est une erreur, puisque ça accentue la spirale. Il faudrait que monsieur Legendre mette ses ailes à l'horizontale avant de tirer : la spirale arrêterait d'un coup et l'avion reprendrait de lui-même une attitude de vol normale. Mais monsieur Legendre ne fait que tirer le manche, comme Kennedy , qui avait au moins l'excuse d'être en pleine nuit. Il faudrait aussi que monsieur Legendre réduise la puissance de son moteur pour éviter que l'avion arrête d’accélérer. Il file déjà presque à deux cents milles à l'heure. C'est beaucoup trop vite pour un 206 sur flottes. La force de l'air peut arracher les ailes, même les ailes d'un 206 tout neuf. Le fond du fjord devient de plus en plus présent dans le pare-brise. Il voit les moutons blancs sur la crête des vagues. Monsieur Legendre se dit que dans ces cas-là, l'important est de garder la tête froide. L’avion vrombit d’une façon qu’il n’a jamais entendue. Son ami français crie à pleins poumons. C'est difficile de garder son calme quand un ami, français en plus, crie à tue-tête. Il y a quelque chose de très déconcentrant dans cet accent marseillais qui sent bon l'ail et la tomate.
Jusqu'ici, monsieur Legendre a toujours réussi à garder son calme lors de ses écrasements. Une fois de plus, une fois de moins, avec un peu d'effort, il va surement y parvenir encore une fois. Car monsieur Legendre, à défaut d'être un as du pilotage, est un as de la survie. Avec beaucoup d'expérience dans ce dernier domaine. Mais là, avec le nez de l'avion qui pique à plus de 260 milles à l'heure, monsieur Legendre trouve que le fond du fjord arrive vraiment trop vite. Sans conter cet ami français qui continue de crier, lui mettant les nerfs en boule. Il allait avoir besoin de vraiment beaucoup d'efforts pour garder la tête froide...
>>>Louis, écris-moi une belle histoire pas vraie. Ça fait longtemps que tu ne m’as pas écrit. Gaston >>> (3-09-2002)
Encore faut-il les vivre ces histoires, Gaston, encore faut-il les vivre ces belles histoires pas vraies.
J'avais refusé d'emmener quelques personnes et un plongeur pour essayer de récupérer le corps, ou l’avion, de monsieur Letellier qui s'est planté comme JFK dans le fjord du Narvak. Puis j'ai reçu ton message «écris-moi une belle histoire...»
Alors je me suis dit que si je n'allais pas là-bas, ce là-bas que j'aime tant, ce là-bas où l'on meurt un après l'autre, je n'aurais plus d'histoire à conter, et moi, Gaston, n'ayant pas d'enfant à qui raconter l'histoire de la vie qui commence, je me contente de conter les vies qui finissent. Si je n'ai plus d'histoire, si je ne suis plus là, c'est que la mienne sera déjà terminée.
Alors, je pars, demain probablement, et le moins longtemps possible. Seul. Ou avec un ami. Juste pour aller voir si je vis encore.
Au retour, Gaston de mon coeur, je pense que j'aurai une belle histoire presque vraie à te conter, celle d'un homme qui s'est planté solide, celle de monsieur Letellier
Amitiés,
Louis
C’était bien avant tout ça. J’avais fait mon ifr avec une instructrice. Ce fut la meilleure pour me rentrer de force dans la caboche tout ces nouveaux mots comme approche, VOR, ADF, radiale, FROM TO. Elle avait même réussi un peu à me faire apprendre les notions qui venaient avec ces mots étranges et nouveaux. Dans ce temps-là, j’étais tout petit du tour de taille. Et elle, grosse comme une belle-mère sympathique. Elle avait vraiment dû en chienner pour réussir à me faire passer les examens. Autant en vol que chez Transport. Je n’ai jamais été doué pour le pilotage. Je n’apprends pas vite. C’est long, mon affaire. Mais au moins, une fois compris, c’est du solide. Je n’ai jamais répété plus de trois fois une de mes nombreuses erreurs qui ont failli souvent me tuer. En retour de ces efforts supplémentaires qu’elle avait dû mettre, je lui avais promis une couple d’heures de train classique. Je m’étais dit que je pourrais lui montrer ces trucs que je n’ai pas lus nulle part, comme atterrir sur une roue pour briser la descente en changeant l’angle horizontal plutôt que de gagner en angle d’attaque et rebondir. Des trucs comme ça. Et d'autres, plus classiques, ceux qu’on retrouve dans les livres comme Stic and Rudder.
On décolle. J’avais emprunté le 170. Il y a beaucoup de contrôle latéral sur le 170. Et ça, c’est ça qu’on veut. En plus, il est affublé comme tous les Cessna de ces ridicules ailerons sans efficacité. C’est pratique et souhaitable des ailerons inefficaces quand on doit reprendre le contrôle. Impossible à l’étudiant d’instaurer un mouvement rapide à l’avion. Il n’y a juste pas assez d’efficacité aux ailerons pour n’induire rien de rapide. Ça donne le temps de corriger. On décolle. Elle a parfaitement anticipé le mouvement de lacet gauche dû au souffle de l’hélice. On roule. Je lui avais bloqué la puissance à 75% pour ne pas qu’il y ait trop de mauvaises surprises pour une première fois. Elle lève la queue: ouch ! L’avion vire 20 degrés vers les lumières de piste. L’effet gyroscopique du moteur dont on change l’axe dans un sens lui fait donner une force à l’avion vers la gauche. Ne me demandez pas sur quelle molécule s’appuie cet effet gyroscopique, je n’y ai jamais rien compris à part l’effet senti. Parait que même les grands cerveaux de notre monde s’y sont cassé les dents. C’est relié à la gravité, à l’immobilité des corps tournant dans l’espace, à l’infini. Des machins à n’y rien comprendre. Mais j’avais anticipé ce désalignement. J’allais corriger avant qu’on pète une lumière de piste. Finalement, Suzanne a réagi si vite que je n’ai pas eu besoin de corriger. Elle l’a fait elle-même, et parfaitement. La preuve que de bons réflexes peuvent parfois être plus appropriés que la compréhension des choses. On est dans les airs. Je lui permets de redonne la puissance manquante. On grimpe. Pas question de toucher à quelque chose avant 500 pieds. C’est toujours quand on touche à quelque chose que le malheur nous frappe. Aussi bien avoir de l’altitude avant de toucher. 600 pieds ( on est à CYHU, 100 pieds d’altitude) Elle relève lentement les volets en repoussant ce fabuleux manche de Cessna entre les deux sièges. En tirant légèrement sur le manche avant de pousser le bouton enclancheur, pour lui enlever la pression. Elle repousse le nez doucement. On atteint 80 milles à l’heure. Mille pieds, elle réduit la puissance et tourne en vents traversiers. Je vois ses yeux balayer tous les cadrans. C’est une pro, Suzanne. Vent arrière, les vérifications d’usage. Elle réclame la check liste d’atterrissage. Elle a des milliers et des milliers d’heures et elle fonctionne toujours avec une check liste. On arrive proche de la base. Je vois qu’elle fait ses vérifications. Elle met la main sur le réchauffe-carbu, hésite un peu, et passe au prochain item.
- Suzanne, pourquoi tu attends pour mettre le carb heat ? ( je veux apprendre pourquoi une pro saute sur un item d’une check liste)
- ....
- Suzanne ?
- Oui
- Pourquoi tu attends pour mettre le réchauffe carbu ?
- Attends, je dois m’annoncer en base avec la tour...
Elle s’annonce
- Fox-trot zulu zulu bravo, on vire base pour un poser-décollé
La tour répondit:
- - Fox-trot zulu zulu bravo, numéro un, autorisé poser-décollé
- Suzanne, un arrêt-décollé. Toujours un arrêt-décollé avec un tail-wheel. En Tail-wheel, tu n'as jamais fini et prouvé ton atterrissage tant que la machine roule...
- La tour, Fox-trot zulu zulu bravo, correction: un arrêt-décollé
- Fox-trot zulu zulu bravo, numéro un, autorisé arrêt-décollé
- Fox-trot zulu zulu bravo
- Suzanne, pourquoi tu ne mets pas le carb heat ?
- Heu.. Ce n’est pas un lycoming ton affaire ?
- Oui, une conversion 180 hp, un Lycoming au lieu d’un Conti
- Alors pas vraiment besoin du carb heat
- Heu... C’est sur la check liste, et c’est dans le supplement du POH pour ce STC
- Oui mais les Lycoming sont moins sujet au givrage carburateurt. C’est du au fait que le carbu est remonté loin dans le moteur. Il est passablement réchauffé par la chaleur du moteur.
( Fuck, c’est moi ou c’est elle l’instructeur du jour?!! Si ça se trouve, et que je laisse passer ça, on va se chicaner les commandes quand on va arriver au sol. Et pour un premier atterrissage tailwheel, j’aimerais bien qu’elle comprenne que cette fois-ci, l’instructeur, c’est moi )
- Suzanne, tire la manette du réchauffe carbu: tout....de..... suite...!
- Non
- Comment ça "non" !? Quessé que tu as contre le réchauffe-carbu bordel de merde !!
- Eille, les gros mots
- Réponds ou mets-le
- C’est que j’ai une condition personnelle, je ne peux pas mettre le réchauffe-carbu sans risquer
- Sans risquer quoi ? Tu n’arrêteras pas le moteur juste à tirer une manette de réchauffe carbu. En plus, on n’est pas pantoute en condition de givrage
- Justement
- Justement quoi ? Fuck, on est en courte finale, m’a le mettre moi , cet estie de réchauffe-carbu
Et c’est là que je m’étends le bras pour tirer la manette. Suzanne, qui comme je vous l’ai dit est batie comme un chauffeur de dix roues, me frappe le bras si fort que j’ai pensé qu’elle me l’avait cassé. Ayoye! Ça fait mal en clisse. Je vois des étoiles. Je reprends un peu mes esprits: maudine !! On était en courte finale. Faut remettre les gaz !! Je regarde dehors en me tordant de douleur: on est déjà atterri, parfaitement aligné.
- On est atterri ?
- Oui Louis
- Bon, on arrête ça ici et on va s’expliquer au hangar. Dis à la tour qu'on arrête, sors sur Golf et contacte le sol sur 126,40 ....
Après proche d’une heure pour lui faire avouer de kessé qui s’était passer, elle m’explique enfin:
- Louis, j’ai une condition très gênante. Je suis atteinte de spontanéité. La mienne est reliée au givrage carbu.
- Quoi !?
- Fuck que tu n’es pas compréhensif, toi. Tu n’y connais rien aux femmes ou quoi ? Je te dis que je suis atteinte du syndrome de spontanéité. Tu iras voir sur l’internet. Proche d’une femme sur cinq en est atteinte. Naturellement elles taisent toutes leurs conditions gênantes. La mienne de condition est reliée à l’application du carb-heat si c’est suivi par un peu de givrage. Si le moteur broute, paf ! j’ai un orgasme spontané...
- Un orgasme précoce ??!!
- Non, spon-ta-né. Les précoces, ça c'est une histoire d'hommes. Moi je te parle de sexualité féminine.
( Moi je ne dis plus rien. C’est vrai que je n’y connais rien aux femmes et à leurs sexualités si peu en harmonie avec la nôtre, mais là je suis sidéré. Voilà qu’une instructrice chevronnée de vol m’avoue une affaire de cul relié à une manette de réchauffe carbu !! )
- Un orgasme féminin donc...
- Oui.... un spontané. C’est pour ça que je ne fais que de l’ifr maintenant, la plupart de mes élèves ont des moteurs à injection. Alors je ne risque rien. Pas besoin d’appliquer de réchauffe carbu
( Je ne sais vraiment pas quoi dire moi, à ce déballement. J’essaie... )
- As-tu essayé de te faire soigner ? C'est quand même embêtant de ne pas pouvoir appliquer le réchauffe carbu... ( Pas fort, mon affaire..)
- Oui, j’ai consulté. La plupart des femmes ne s’en soucient pas trop. Elles finissent par apprendre à vivre avec leur «mal». Il n’y a pas grand-chose à faire. Faut juste se tenir loin des causes précises et connues du déclencheur. Près de 80% des femmes atteintes de ce syndrome ont toujours le même déclencheur. Les autres 20% sont plus mal prises, craignant à tout moment d’être frappées par leur «mal». C’est excessivement varié comme causes. Un peu comme les signes d’hypoxie d’altitude. Chaque personne a des signes mais pas tous les mêmes. Et ça varie de six mois en six mois. C’est pour ça que les astronautes vont en chambre hypoxique tous les six mois. Pour vérifier leurs propres symptômes. Certains ont les ongles qui piquent, ou un envie de pisser, ou un gout de bouffer de la moutarde. Tous les six mois, ils vérifient leurs signes précurseurs afin de déceler l'hypoxie. L'hypoxie peut te rendre totalement heureux mais insouciant. Un genre d'euphorie des profondeurs, mais en altitude. Certains utilisent cet effet pour des sensation sexuelles additionnelles. De là le rapprochement avec ma peur de l'orgasme spontané aux commandes d'un avion. J’ai été longtemps dans un groupe de soutien d’aide aux victimes du syndrome de l’orgasme spontané. Le C.A.V.O.S
- Le C.A.V.O.K ?
- Ben non. Pas le C.A.V.O.K. de la météo. Ceiling and Visibility OK. Non, le C.A.V.O.S. avec un S: Le Centre d'Aide aux Victimes de l'Orgasme Spontané. Pour chaque victime, une cause différente. Il y en avait une, c’était le bruit d’un backfire. Si quelqu’un partait sa voiture avec un backfire, bingo! en entendant le son, elle était prise d’un violent orgasme. Elle a fini par quitter la ville et est allée vivre chez les amish. Une autre, c’était d’entendre quelqu'un se choquer en mandarin. Elle évitait le quartier chinois à tout prix. C’est horrible comme condition. Tu vis dans la peur tout le temps d’un orgasme qui te pognerait devant tout le monde. Imagine devant des enfants. Avec les grimaces et les bruits qui accompagnent la jouissance, quelle frayeur tu leur occasionnerais. C’est terrible comme condition.
- Heu.. J’imagine, oui... enfin...
- Il y en avait une, c’était les vols transatlantiques annulés. Elle voyageait beaucoup. Une représentante en commerce. Elle vendait de la tuile à travers le monde. Chaque fois qu’elle ratait un vol dans une connexion, et qu’elle devait se présenter au comptoir, c’était la panique. En sortant son ticket, elle devait prendre son souffle et se calmer. Le moindre désagrément dans ces conditions perdantes et paf ! C’était l’orgasme devant le pauvre préposé.
- Terrible, en effet
- Il y a aussi la prise de certains médicaments qui peuvent provoquer ce facheux syndrome. Pour le Prozac, c'est confirmé. La prise du Prozac sur de longues périodes peut occasionner cette facheuse condition.
- Facheux tout plein, c'est certain....
- Donc, moi, c’est le givrage carbu. Quand on tire la manette. S’il y a de la glace dans le carbu, en fondant elle va faire brouter le moteur. Ça a un effet boeuf sur tout le monde. Il n’y a pas un chrétien de pilote chez qui ce broutage de moteur ne donne pas de grandes émotions. Le coeur t’arrête a chaque fois. Chez moi, le problème, c’est que ça se mélange dans les neurones, et j’ai un orgasme immédiatement. Un gros. Avec du beuglage, de la bave aux lèvres et tout. Et j’empoigne le manche comme si j’avais Decapricio sous la main. Très dangereux. Je n’ai plus de connaissance de mon environnement, et c’est très important en ifr, comme en vfr, de savoir ousse que tu te trouves en vol. Le ciel en haut, le sol en bas.
- Je vois ....
- Et après je deviens nonchalante comme ça ne se peut pas. Je me crisse de tout. Je ne prends plus mes chek list, je vole bas, je m’en foutte. Trop dangereux. Tout est une question de compromis. On ne peut pas jouir et garder la rigueur nécessaire au pilotage. Et ça ne fait pas sérieux devant un élève. C’est presque ridicule. Tu comprends ?
- Heu.... oui oui...
- Et il y a aussi le problème de ma vie de couple. Déjà que mon amoureux est jaloux avec toutes ses heures d'instruction que je passe avec des hommes dans un cockpit. En plus, lui et moi, question couètte et oreiller, ce n'est pas toujours évident, alors si j'ai tiré le réchauffe carbu dans la journée, tu vois le problème !
- Totalement...
- Parait que c’est dû à l’infini. Bien que réchauffe carbu et orgasme ne semble avoir aucun rapport l’un à l’autre, à l’infini, très très loin dans l’univers, tout se rejoint. Le vrai au faux, l'infiniment petit à l'immense. La femme à l'homme. Tu piges ?
- Naturellement... heu... en fait pas du tout, mais bof, ça va aller, je n’ai vraiment pas besoin de tout comprendre, tu sais. Ça fait un maudit boutte que je me suis raisonné à ne pas comprendre un paquet d’affaires. Et tu viens juste de m'en montrer une nouvelle que je ne comprendrai jamais..
- Ouais, j’ai vu ça en IFR, on dirait que tu appliques des trucs par coeur sans vraiment comprendre oû tu en es...
- En plein ça.... En plein ça, Suzanne
>>>Louis, écris-moi une belle histoire pas vraie. Ça fait longtemps que tu ne m’as pas écrit. Gaston >>>
Voilà, je suis de retour.
Qu'est-ce que t'entends par là, mon Gaston, une belle histoire pas vraie. Hein, dis-moi, Gaston, dis-moi ce que tu entends par « LA vérité » ? Tu la connais toi, admirable Gaston, LA vérité ? Tu le sais, toi, pourquoi on agit comme ci ou comme ça. Pourquoi envoie-t-on ses enfants se planter à New York en avion en tuant des milliers de gens , déclarant la troisième guerre mondiale ? Pourquoi, un bon matin d'automne, on tire cinq balles sur un journaliste ? Simplement parce qu'on est tout mêlé dans sa tête, ou qu'on veut impressionner celui qui impressionne. Ce con de journaliste qui a traité son chum de minable imbécile alors que sa veuve et ses enfants étaient encore au salon funéraire à pleurer devant son cercueil ? Pourquoi, un soir, on rentre chaud au volant de sa voiture, encore une fois, juste une fois de trop, et que sa vie bascule d'un coup, éclairé par les gyrophares des polices chargées de faire appliquer la vérité. Toi, tu sais ce qui est rouge et ce qui est noir? Non, mon Gaston, tu ne sais rien de tout ça. Tu as la tête dure comme une noix de coco, croyant dur comme fer à ce que tu connais de TA vérité. Mais ta vérité n’est ni la mienne, ni celle de TTQ, ni celle de Snowman, ni celle de ces enfants qu’on n’a pas eus, ni toi ni moi. Mais ça, Gaston, tu le sais déjà, car tu es beaucoup trop intelligent pour croire en une vérité unique pour tout le monde. Même toi, Gaston à la tête dure, tu dois quand même savoir qu’une vérité a cent facettes. On pense savoir, on pense qu'on sait tout, puis un jour, on s'aperçoit qu'on ne savait rien du tout. C’est toujours trop tard quand on s’aperçoit de ça.
Moi, par exemple, moi à dix ans, j'ai pris un petit cahier et j'y ai noté douze choses vraies: les douze choses auquelles je croyais dur comme fer, les plus vraies de ma vie. Comme le fait que je voulais marier une grosse laide désagréable parce que personne n'en veut, ou que j'aimerais ma mère jusqu'à la fin de mes jours et qu'elle serait toujours ma mère, ou que je serais un guenillou qui n'aurait rien dans la vie parce c'est tellement plus simple de ne rien avoir et qu'on est plus heureux si on est libre de l’inutile stress de perdre ce qu'on a... À dix ans, je m'appliquai à écrire tout ça dans le cahier, en lettres bien attachées vu que les réformes scolaires n'avaient pas encore frappé avec leurs mille façons différentes et nouvelles de mouler les caractères. Je cachais ensuite mon cahier entre le matelas et le sommier. Toutes ces vérités sous le matelas ne faisaient qu'une toute petite bosse à peine perceptible. C'est fou à quel point ses propres vérités dérangent peu quand on les compare à celles des autres. Je les sentais à peine. Juste assez pour me rappeler qu'elles dormaient là sous mon matelas. Douze vérités à toute épreuve, dont j'oubliai vite les détails intimes à cause de l'épaisseur du matelas. Comme un loir, je dormais, nuit après nuit, le doute dérangeant à peine mon sommeil.
Bizarrement, ces vérités-là se sont gonflées d'un peu d’incertitude: trois ans plus tard, en pleine nuit et en pleine puberté, je sens cette bosse sous mon matelas, devenue de plus en plus dérangeante. Même mes propres vérités commencent à prendre un peu trop de place. Je me réveille en sursaut. Tout d'un coup inquiet, je soupçonne qu'il y avait là quelques vérités qui se sont métamorphosées en citrouilles, soit avec l'âge, soit avec l'époque, soit parce qu'on était un 31 octobre. À la lueur de la pleine lune de cette nuit d'Halloween, je sors mon petit cahier de sous mon matelas. Les mains tremblantes, je décide de le relire pour me rassurer, pour vérifier que la vérité reste la même tout au long de notre vie, qu'elle ne va pas muer, comme ma voie (sic) qui est devenue rauque et nasillarde. J'avais attendu trois ans, trois ans ce n'est pas la mer à boire. Pourtant, trois ans plus tard, en train de relire au clair de lune mon cahier sur lequel j'ai couché avec confiance mon corps et mes profondes convictions, je m’aperçois avec horreur que des douze choses qui ont été plus vraies que nature à mes dix ans, il n'en reste plus que trois qui n'ont qu'un semblant de vérité. J'avais trahi les neuf autres énoncés qui devaient diriger ma vie. Ma vie n'est-elle devenue qu'un tissu de mensonges?
C'est pour te dire qu'après ça, je ne me suis plus jamais cru. Je n'avais plus honte de mentir à mes parents ou à mon confesseur sachant maintenant fort bien que des mensonges pouvaient devenir des vérités pures si on leur donnait la chance de s'assumer. Et vice et verso de cette médaille dont on répète à tort qu'elle n'a que deux côtés. Je riais intérieurement de ceux qui me menaçaient de me dire mes quatre vérités sachant fort bien que, d'emblée, ils n'y réussiraient jamais, vu que tout un chacun avons des milliers de vérités bien à nous. Aux questions qu'on me posait, plus jamais je ne répondis la vraie vérité, craignant de l'insulter, elle qui se métamorphose en mensonge à l'aide de quelques hormones de puberté. Et c'est ainsi qu'en additionnant demi-mensonges et demi vérités, je suis devenu moi.
Je tuai mes poissons rouges, pour les remplacer par des faux, question d'être plus certain de la fausseté de ce qui nageait dans l'aquarium. Il est tellement plus facile d'avoir tout faux que d'avoir tout vrai. Cet aquarium de faux poisson, je l'ai gardé, il est toujours dans ma salle de bain pour me faire penser que le faux est bien plus discernable que le vrai.
C’est dans le faux et le mensonge qu’on retrouve une authenticité qui manque cruellement au vrai.
Alors mon Gaston admiré de tous, quand tu me demandes de t'écrire une vraie fausse histoire, tu vois dans quel trouble tu me mets. Ne sachant plus par quel bout commencer, je suis là, pantois, ne sachant plus comment faire pour mentir, ou à quoi peut bien ressembler la fausseté d'une histoire vraie, étant depuis trop longtemps spécialiste des histoires à moitié vraies ou à moitié fausses, ce qui, notons-le au crayon bien gras, ne donne pas toujours la même conclusion.
On a fait une expérience au cégep pour démontrer la difficulté de percevoir la réalité. La moitié de la classe s'était bandé les yeux. L'autre moitié fixait un écran où l’on projeta une photo avec le projecteur complètement hors foyer. Ceux qui regardaient devaient écrire secrètement sur un papier ce qu'ils croyaient voir. L'un écrivit qu'il voyait dans cette image volontairement floue, une tomate géante, l'autre un camion de pompier, un troisième, une Ferrari rouge, ainsi de suite. Chacun essayait de deviner ce que représentait cette photo hors foyer. L’autre moitié de la classe, celle qui avait les yeux bandés, attendait gentiment qu'on lui demande de regarder, ne sachant rien de ce que pensait voir la moitié de la classe qui regardait l'écran. Tranquillement, chaque minute, on rectifiait la mise au point. L'image de la borne-fontaine, car c'était bien la photo d'une borne-fontaine, devenait de plus en plus discernable. Mais celui qui, dès le départ, avait vu une tomate rouge continuait de voir une tomate rouge, celui qui avait vu une Ferrari rouge continuait de s'obstiner à voir une Ferrari rouge, ainsi de suite. Tous semblaient tenir à leur première idée, comme le riche tient à la petite monnaie de ses fonds de poche.
Pourtant, le fait que c'était une borne-fontaine devenait de plus en plus évident. On demanda à la moitié de la salle qui avait eu les yeux bandés de regarder enfin. Tous ceux qui regardaient l'image pour la première fois virent au premier regard qu'il s'agissait d'une borne-fontaine étant donné que l'image était maintenant assez claire. Les autres continuaient de s'obstiner à ne voir que ce qu'ils avaient faussement deviné voir depuis le début. Quand on leur déclara que c'était une borne-fontaine, la vérité sauta aux yeux de plusieurs. D'autres s'obstinèrent à maintenir leur première vision. Leur première idée avait tant faussé leur perception et leur jugement qu'ils n'arrivaient même pas à voir la réalité, alors qu'elle sautait aux yeux de ceux qui n'avaient pas de préjugé. J’ai compris à ce moment que les préjugés sont de terribles écrans qui nous bouchent la vue. Ils pourraient même vous aveugler de l’amour de l’autre.
Quand on sait qu'au moindre caprice, une Ferrari peut devenir une borne-fontaine , comment croire à ses vérités, ses mensonges, ou même à l’amour?
Je dois avouer qu'une personne, une seule, voit juste dès le départ. Martine Beauregard, en regardant cette photo totalement hors foyer, voit tout de suite la fameuse borne-fontaine insipide. C'est pourtant une blonde. Une belle blonde d'ailleurs, bien roulée, bien qu'un peu collet monté. Elle a de beaux cheveux longs, fins, qui enveloppent ses épaules. Mais une maladie des plus fâcheuses affecte sa vision: ses yeux, complètement déconnectés l'un de l'autre, semblent regarder dans toutes les directions à la fois. Ils sautillent en tous sens dans leurs orbites, tantôt louchant vers son nez en vibrant furieusement pour aussitôt bondir chacun de son côté. C’est comme si chacun de ses deux yeux essayent d'attraper mille mouches folles qui virevoltent autour de sa tête. C'est extrêmement déconcertant, surtout quand on essaye de lui parler de choses sérieuses. Moi, en tout cas, je n'y arrive pas, totalement désarçonné, arrêtant mon discours toujours au beau milieu d'une phrase, déboussolé par ses yeux qui bondissent de partout, et incapable de finir mon propos, ne sachant même plus de quoi je suis en train de lui parler.
La pauvre Martine souffre beaucoup que personne ne puisse lui tenir une conversation le moindrement suivie. On lui dit bien bonjour ou bonsoir, mais ça ne va jamais vraiment plus loin que ça. On évite de s'asseoir à côté d'elle à la cafétéria. Même à la bibliothèque, plusieurs s'abstiennent de s'installer devant elle de peur de perdre l’appétit par ses yeux fous. Son médecin lui propose une opération, qui aurait corrigé les symptômes de cette maladie appelée le syndrome de Nystagmus. Il suggère de sectionner les nerfs et les tendons fous pour fixer ses yeux dans une immobilité totale. C'était tout ou rien : une fois ses yeux devenus soudés dans leur orbite comme ceux d'un hibou, elle serait obligée de tourner la tête pour regarder là où elle aurait voulu. Son regard deviendrait fixe comme celui d'une statue de cire.
Me demandant mon avis, elle me parle de l'opération qu'on lui propose. Sans la regarder, pour ne pas me déconcentrer, je lui dis que cette maladie est peut-être bénéfique vu que son cerveau a appris à remettre en question les images sautillantes que les yeux lui envoient. Alors que tous ceux qui ont des yeux dits sains se sont gourés en s'enfonçant avec obstination dans leurs préjugés, cette remise en question perpétuelle lui a quand même permis de discerner, avant tout le monde, la borne-fontaine encore trop floue pour le commun des mortels. Sa maladie est peut-être finalement un genre de mutation génétique qui permettra un jour à l'homme d'y voir plus clair, plus vite, sur un tas de sujets pour lesquels il est si mal équipé pour se faire une idée juste et vraie.
Le préjugé aveugle l’homme bien plus que la noirceur ou la lumière.
Par contre, pour l'aider à avoir avec nous des conversations plus soutenues, je conseille à Martine de porter un décolleté plongeant, le petit Jésus ne l'ayant pas ratée à cet égard. Elle est largement pourvue d’attrait à ce niveau. Un matin, elle arbore donc un léger décolleté: elle voit une nette amélioration des conversations qu'elle a avec certains. À mesure que le semestre avançe, elle s'aventure à des décolletés de plus en plus plongeants. Chaque fois, la qualité des conversations avec les hommes, et avec certaines femmes, s'améliore. Elle se prend au jeu et porte bientôt un décolleté presque sans fin. Presque excessif, à cause de soutiens-gorge inutilement rembourrés, de couleurs de plus en plus vives puisque ses blouses sont très déboutonnées. Portées bien haut sous son menton, ses boules relevées par le décolleté font un effet boeuf. À partir de ce moment, nous pouvons lui parler sérieusement pendant des heures, sans jamais être déconcentrés par ses yeux, vu que les nôtres fixent avec sa bénédiction cette région du corps féminin que l'homme, par nature, est programmé à regarder, puisqu'il est convaincu que le vrai sens de sa vie s'y trouve enfoui comme trésor de pirate.
Pour elle, c’est le début d'une nouvelle vie. Les garçons, qui l'ont jusque-là boudée à cause de ses yeux fous, font maintenant la queue (si vous comprenez entre les lignes) devant elle pour lui parler philosophie, politique, mathématique, leurs regards bien plongés vers cette craque à donner des visions nocturnes récurrentes aux adolescents que nous sommes encore. Martine Beauregard, naguère ignorée, devient la reine de l'école. Tous recherchent sa compagnie et sollicitent ses précieux avis, yeux sur ses seins généreusement offerts, sur des sujets importants et définitifs. Elle brigue même la présidence de l'association étudiante. Grâce à la combinaison de son intelligence et de ses attraits, nous l’élisons presque à l'unanimité. Martine a d'ailleurs été la première fille présidente de l'association des étudiants(tes) du Collège Jean-de-Brébeuf. Collège mixte depuis à peine quatre ans. Signe des temps qu'on croit à tort voir arriver bientôt, nous élisons une femme décolletée. Même à ce jour, on me dit qu'elle reste la seule femme jamais élue à ce poste de notre vénéré collège qui éduqua plusieurs des illustres de notre société.
C'était juste après mai 68, alors que le monde mue à coup de pavés et de manifestations. Notre vénéré collège Jean-de-Brébeuf, pourtant si bourgeois, n'est pas épargné par tout ce tumulte. Martine, notre présidente décolletée au regard fou, mais juste, négocie avec nos curés jésuites des dossiers chauds, comme la disparition du latin dans les chansons de la pastorale, ou l'accessibilité de la table de billard pendant les récréations de l'avant-midi. Le dossier de la longueur des jupes des filles et de la profondeur de leur décolleté a été mis de côté par les curés bien trop lubriques eux-mêmes pour s'en plaindre.
Toujours, elle aborde ces graves sujets sans faire trop de vagues, avec une vision plus claire, plus posée, plus humaine comme si elle voit, elle, plus loin que tous, l'image d'une solution plus claire. Ses yeux nystagmus lui permettent probablement de voir, au-delà de notre présent tumultueusement contestataire, notre avenir REER de petits bourgeois retraités. Forte de cette vision de l'avenir, qu'elle est seule capable de percevoir, elle comprend que casser la baraque est vain vu que c'est nous qui serions obligés de la reconstruire.
Déjà plus prude que voyeur, je me prends à l'examiner de loin, croyant discerner une légère amélioration de sa maladie. Par un simple conseil vestimentaire, j'ai changé sa vie. Je vois là un signe certain pour ma propre mission dans la mienne. Ce qui ne m'étonne pas vraiment, étant le digne représentant de la cinquième génération d'hommes qui se sont justement donnés comme mission de s'efforcer de mieux habiller la femme nue.
Elle veut montrer reconnaissante à mon égard en me faisant l'honneur de me choisir comme chevalier servant pour son «bal de fin d’études». Mon père me prête la Camaro de ma mère. Je vais étrenner pour la première fois mon tout nouveau permis de conduire sur une fille. Je lui ouvre la porte comme le gentleman que je vais rester toute ma vie, et notre arrivée au bal est des plus remarquées. Martine est resplendissante dans une grande robe décolletée pour les besoins de la conversation. L’arrière de sa robe est lui aussi d’ailleurs tout décolleté, lui descendant jusqu’à la craque des fesses, question de faire taire tout mauvais commentaire qui pourrait être murmuré dans son dos lors de son passage. C'est dans ses bras dénudés que je danse le premier slow de ma vie, collé sur ses seins, collé sur tout l'amour du monde.
À ma plus grande gêne, mon bonjour gonfle immédiatement quand je sentis son corps se coller au mien. J'étais certain qu'elle me giflerait quand elle sentirait mon état. Au contraire, à ma grande surprise, elle sembla se lover encore plus dans un corps à corps langoureux. Je sentais ses seins sur ma poitrine. Ses cuisses caressaient les miennes dans les mouvements de la danse. Elle me serrait contre elle. J'avais seize ans. Je bandais à m'en donner des crampes alors que j'étais pourtant endimanché dans mes plus beaux habits. Je n'étais en rien conscient de la chance que j'avais de réagir si facilement. Ne me doutant pas de toutes les cabrioles qu'un jour la femme devrait faire pour arriver aux mêmes résultats, j'étais fort embarrassé de mon état. J'avais le nez collé sur le dessus de sa tête, et elle sentait bon des cheveux. Ses bras autour de ma taille et les miens autour de la sienne. Nous dansions slow après slow sans jamais nous décoller pour des raisons d'évidence. Bien que toujours gêné, j'étais aux anges. Une douce chaleur me réchauffait le coeur et le reste. Bien que toujours bandé, je me pris à croire en l'amour.
Le moment était donc venu de nous embrasser tendrement pour dissiper tout doute. Elle lève le visage, les yeux fermés, les lèvres tendues vers moi. J'approche mes lèvres tendrement près des siennes, mais la malheureuse entrouvre les yeux. Ces yeux nystagmus qui tourbillonnent à deux pouces des miens me donnent un vertige immédiat. Je suis incapable de ne pas les fixer. J’accroche mes yeux aux siens. Du coup j'ai un haut-le-coeur. Je me répète qu'il faut que je regarde son décolleté, mais rien à faire, c'est ses yeux fous que je fixe. Le mal de mer me frappe. Je me recule, la lâchant comme si elle serait devenue lépreuse. La surprise se lit sur son visage. Ses yeux écarquillés me fixent comme immobiles pour la première fois de leur vie. Mais il ne s'agit en fait que d'une illusion d'optique, en prenant ses yeux comme référence, le paysage devient donc lui à bouger dans tous les sens. Le plafond, les danseurs, le plancher, même le décolleté de Monique, bougent de tous les côtés. Je fige sur place, les bras écartés pour retrouver mon équilibre. Je hoquette. J'ai envie de gerber. Toute la salle semble virevolter autour de ses yeux qui me paraissent fixes pour la première fois. Lentement, je recule en titubant vers la sortie. En plein milieu d'un slow collé, tous me regardent comme si je suis saoul mort. Je me retourne vers la sortie. Loin de ses yeux fous, loin de la vérité de la femme, mon équilibre revient peu à peu. Je quitte le bal en vitesse, la queue maintenant plus sage à sa place entre mes jambes. Sans même adresser un regard à Monique pour éviter de me faire hypnotiser de nouveau. Je cours vers la Camaro. Je reprends mes esprits la tête posée sur le volant, démarre le moteur, je quitte la femme la peur au cul en faisant crisser les pneus comme James Dean nous l'apprenait sur le grand écran.
Encore aujourd'hui, je me questionne si mon vertige avait été causé par une allergie à cette femme, sa façon de me voir comme une proie dans le fond de ses yeux nystagmus, la vérité que j'aurais pu y déceler derrière son regard fou ou simplement l'immense malheur et la solitude totale qu'elle vivait et dans lesquels j'aurais pu tomber si je m'étais laissé trébucher à embrasser la femme et sa vision de l'homme.
Je n'ai jamais su comment le reste de la soirée s'était déroulé, mais je peux imaginer la honte et l'humiliation de la pauvre fille plantée là à cause de son infirmité et de mon pleutre vertige. Plus jamais je ne lui ai parlé. J'ai même changé de concentration d’études pour être sûr de ne pas la côtoyer. Je finis l'année en longeant les murs de peur de la croiser au détour d'un corridor. Si, de loin, je la voyais venir vers moi, je virais demi-tour comme un peureux pour me sauver par l'escalier de secours. Souvent, j'entrouvrais une porte en scrutant la pièce par l'ouverture pour m'assurer qu'elle n'était pas de l'autre côté avant de m'y engager. La nuit, quand, comme mes autres compagnons poussés par nos jeunes hormones, je rêvais de ses seins, mes rêves viraient aux cauchemars où j'étais attaqué par des centaines de mamelons sautillants en tous sens comme les yeux de Monique. Je me réveillais tout détremper en sueur, cherchant mon souffle, réconforté de ne pas découvrir femme dans mon lit. Je quittai le collège pour partir étudier le textile à l’institut Textile de Saint-Hyacinthe, question de retrouver la vraie fibre familiale et l’avenir qui m’attendait.
Je n'ai jamais revu Monique Beauregard. Et je prie toujours les bons Dieux de ne jamais la revoir. Aujourd'hui encore, si par malchance je tombais sur elle dans la rue, je crois que je me sauverais comme je me suis sauvé il y a trente ans. Vrai comme je vous parle, même si vous me traitiez de «pissou» et de pleutre, c'est vous dire combien grande est ma peur d'une femme capable de percevoir ma vérité. Et combien tout mon corps cherche à me protéger de la vérité de la femme, lui préférant ses mille mensonges.
La seule chose que j'ajouterais à l'histoire de Monique, c'est qu'en fouillant sur la toile pour retrouver le fameux nom de sa maladie, ce syndrome de Nystagmus, je crois avoir trouvé le secret de sa vision plus claire. Il y est dit dans Wikipédia que certaines personnes souffrant de Nystagmus perçoivent les objets comme immobiles autour d'eux. Leur cerveau, devant ces images dansantes en stéréo que leur envoient leurs yeux malades, ajusterait toute l'information pour obtenir une vision statique de ce qui les entoure. Un genre de stabilisateur, comme sur les nouvelles caméras vidéo numériques, qui enlève de l'image les secousses du cameraman. Malheureusement pour elles, le cerveau ne peut faire la différence entre un mouvement désordonné de l'oeil et celui de l'objet regardé. Il immobilise tout, confinant les Nystagmus à un monde statique. Les Nystagmus sont incapables de percevoir le mouvement. Ce qui leur donne un certain avantage pour découvrir la vérité devant une image immobile comme la photo de la borne-fontaine, mais qui les désavantage totalement quand il s'agit de voir au travers de la mouvance. Monique Beauregard voyait juste et vrai, mais seulement sur ce qui n'allait pas bouger dans notre société.
Suite...





