La petite dame sort de son appartement du carré Saint-Louis. Là ou elle a été si heureuse. Elle enfourche son vélo. Elle descend Saint-Denis. Elle sait ce qu’elle a à faire. Son seul souci est de s'en souvenir le temps d'arriver à destination. Elle traverse Viger, pédale jusqu’au vieux port. Passe sous Bonaventure, arrive au Quai 22, la barrière est ouverte, il fait déjà noir, elle accélère, le bout du quai arrive, elle a tant peur d’oublier qu’il ne faut pas qu’elle freine...
Plouf
Un tout petit plouf que personne n’entendra. Elle s’agrippe à son vélo qui coule. Elle s’agrippe pour couler avec lui. Elle s’efforce de ne pas oublier. Si elle oublie, elle lâchera le guidon et retournera à la surface. Il ne faut pas qu’elle retourne à la surface. Il ne faut plus qu'elle retourne vers la vie. Elle ne doit pas oublier de tenir le guidon de son vélo qui coule.
Elle vient d'oublier. Mais où est-elle ??!! Il fait noir. C’est froid. Elle est sous l’eau ?! Mais que fait-elle sous l’eau ?! Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Elle lâche le guidon du vélo qui coule. Elle est désorientée. Elle ne sait pas ou est la surface. Elle sent que si elle ne trouve pas le haut du bas, elle mourra. Elle ouvre grand les yeux. Elle ne discerne aucune lumière. Elle respire. L’eau s’engouffre dans ses poumons. Elle se débat un peu, avec le peu d’énergie que la vie nous laisse arrivé à un certain âge. Déjà dans le noir, elle semble discerner un encore plus grand noir. Un genre de noir immense, infini. Un noir qui nous avale pour toujours et dont on ne revient jamais. Fin des émissions, comme disait Lauzon. La grande dame n’est plus.
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Tiens, TTQ, une histoire sur l'hypocrisie. La mienne, une histoire ou j'y suis tellement moi et tellement mièvre.
Je suis dans un party. Je ne me souviens même plus où. Peut-être chez Mouffe et Paulo. Mouffe c’est elle qui nous a donné tant de belles chansons. Paulo, on le lit des fois dans le journal. Un docteur philosophe. C’est l’été. Il y a un pommier en fleurs dans la cour. On est plein de gens de la gauche caviar, comme ils disent en France.
Et, surtout, il y a là Pauline Julien. Son merveilleux mari, le poète-député, est déjà décédé. On me présente à elle: j'en suis tout chamboulé. Elle m’a fait pleurer cent fois avec son interprétation de la chanson Mommy. C’est une géante, pour moi, madame Julien. J’ai rêvé de faire des conneries quand j’étais jeunot de seize ans et qu’on l’avait emprisonnée pendant la crise d’octobre pour crime de chansons. Géante, elle là, toute petite, toute frêle, une poupée de porcelaine. Je me l’imaginais tellement grande et forte avec une voix qui criait "Mommy, mommy, why my name is...." ou encore cette voix de serveuse de restaurant dans "El senor" cette chanson qui conte l'histoire d'un quidam ordinaire, employé à la petite semaine, dans un petit village de Gaspésie qui, une fois saoul, se mets à divaguer en espagnol alors qu'il n'en connait pas un traitre mot, contant dans cette langue son histoire d'amour sans fin et impossible.
Elle est donc là, madame Julien, toute menue, toute ratatinée, toute plissée. Elle mesure à peine cinq pieds, mais me dépasse de dix mètres. Une géante, une géante toute douce et si vivante. On lui dit : "Vous savez ce monsieur est pilote. Il va souvent dans le Grand Nord"
Elle me prend les deux mains. Elle ne tremble pas pour deux cennes, elle est solide comme le roc. Elle me regarde dans les yeux, elle attend. Elle m’attend. Mon coeur s'arrête net:
- Monsieur, vous qui avez le firmament si bleu au fond de votre regard, permettez-moi de vous faire une demande tout à fait inappropriée. Je suis maintenant une très vieille dame..... si, si, je suis très vieille.... arrêtez de faire non de la tête, vous m’obliger à le répéter. Je n'en est plus pour si longtemps, j'ai réalisé beaucoup de mes rêves, mais il m'en reste un qui me résiste depuis presque toujours. Avec vous, je pourrais peut-être enfin le réaliser si vous avez la bonté de me dire oui: amenez-moi dans le Grand Nord québécois, que je dis ici en y mettant des majuscules appropriées, partons ensemble chez les Inuit, offrez-moi de mon vivant l'éternité de ces paysages infinis. C'est une vieille dame au crépuscule de sa vie qui vous le demande. Je n'insisterai pas plus, par respect pour vous et votre jeunesse. Soyez convaincu que je sais bien que je n'ai rien à vous offrir en retour: j'ai déjà tout donné de moi-même. C’est toujours ainsi, vous savez, avec les vieilles dames qui ont tant donné.
Mes lèvres bêtement répondent
- Oui,oui, je vous téléphone bientôt, ça me fait plaisir de vous rencontrer, félicitation pour vos belles chansons... ma maman les aime beaucoup....
Ma maman les aime beaucoup.... Quel salaud je fais. Mais je ne pense qu'à la difficulté du voyage. Je suis gêné de savoir qu'il faudrait que je couche collé contre cette vieille dame pour ne pas qu'elle me meure de froid. Je me demande qu'est-ce que je pourrais bien lui faire bouffer. Je me vois paniqué de passer plusieurs jours avec une dame que je ne connais pas. Et si la météo... et si les ours.... et si le froid... et si les loups.... et si la tente... et si la panne mécanique... et si moi... et si elle... et si, et si, et si
Mais il y a aussi le paysage à couper le souffle des monts Torngats, il y a les étendues vierges de l'ouest de l'Ungava que je n'ai toujours pas vu moi-même et que je m’interdirai toujours, il y a les Fjiords du Labrador parmi les plus majestueux au monde, il y a la chaleur et l'hospitalité de mes amis inuits, il y a Jean-Guy retranché dans sa cabane de Kangiqsualujjuaq, un poète que personne n'a lu. Elle capoterait, madame Julien: ce n’est pas tous les jours qu'on découvre un poète enfermé depuis trente ans dans une cabane de l'Ungava dont les écrits crient la douleur et la violence de la société du Sud et de l'oubli du Nord. Et surtout il y a elle, majestueuse, d'un autre monde mille fois plus grand que le mien, il y a sa voix, il y a ses chansons, il y aura son souvenir qu'elle me laissera jusqu'à ma mort.
Mais si la météo... et si les ours.... et si les vents... et si la cabane... et si les loups... et si la glace... et si moi... et si elle... et si, et si, et si
Tout ça me défilait dans la tête alors qu'elle me tenait encore les mains. Ses yeux devinrent nuageux, elle baissa la tête et de sa belle voix qu'elle fit la plus chaleureuse possible:
- C'est pas grave, Monsieur aux jolis yeux bleus, vraiment, ne vous en faites pas avec ça. Je comprends, vous savez. C'est l'avantage de mon âge de saisir ces choses-là...
- Mais non, Madame Julien, je ne vous dis pas non, je vous dis simplement que je dois y penser et vous rappeler. Vous savez ce n'est pas un voyage de tout repos, il n'y a pas d'hôtel, pas de lit, encore moins de restaurant. Et je ne vous parle pas des bêtes sauvages comme les caribous et les lemmings. Vous savez qu’il y en a par centaine de milliers ces sales rats des toundras. On dit qu'ils sont tellement que des fois ils se lancent en bas des précipices pour se suicider. Imaginez si ils vous attaquaient...
Elle amène mes mains à ses lèvres, me les embrasse tendrement pour enfin me faire taire, moi et mes excuses. Elle va me laisser aller avec un sourire sans l'ombre d'un reproche:
- Vous êtes adorable, monsieur le pilote. Pour vous-même, juste pour vous-même, vous devriez aussi apprendre à être vrai...
Elle me fait les plus beaux yeux noirs du monde, et se met à reculer en me fixant. Avec un petit bye-bye de la main, elle me lance un "Adieu ! Moi, au moins, j'aurai essayé" . Elle se retourne et quitte tout doucement. Je ne la reverrai plus jamais.
Je reste là bouche bée, pétrifié! Je suis une statue. Je n'arrive pas à bouger et me sauver de moi-même. Je me cherche des excuses pour être si con : "Mais pourquoi ne comprend-elle pas que si la météo... et si les ours.... et si le froid... et si la bouffe... et si le petit poêle... et si le briquet Bic... et si l'avion... et si moi... et si elle... et si ça, et si çi, et si toutes ces choses qui n'arriveraient pas, car je serai là pour elle"
Je sais bien que je suis le seul à pouvoir lui offrir ça de la bonne façon. L'avion, le camping au chaud, les amis de là-bas, les cabanes que je connais sur le chemin, les paysages quand on vole à 300 pieds du sol, la musique dans les oreilles. Bon, certains peuvent croire qu'elle aurait pu faire ça en airline d'un village à l'autre, mais ça n'aurait pas été pareil. Absolument rien à voir. Un beau voyage peut-être, mais pas le même c'est certain. Autre chose que de se faire accompagner, alors qu'on est arrivé au bout de sa vie, par un jeune homme qui vous prend par la main pour vous amener sur son avion blanc voir des paysages d'éternité et d'infini qui vous rassurent sur le sort que cette mort si proche vous réserve.
Je ne l'ai jamais rappelée. J'ai fait comme si j'avais oubliée la demande de cette grande dame. Je me suis fait tout petit, tout minable. Elle décédera trois ans plus tard. En s'enlevant la vie par pudeur pour ne pas donner trop prise à cette clisse de maladie qui vous efface par le dedans de vos souvenirs, qui tue qui vous êtes en laissant votre corps là pour souffrir. Elle a enfourché sa petite bicyclette avec laquelle elle s'était déplacée toute sa vie, elle a pédalé vers le fleuve, elle a roulé tout bonnement jusqu'au bout du quai vingt-deux, elle est tombée dans l'eau, elle s'est agrippée à sa bicyclette pour couler bien profond, elle s'est laissée noyer avec elle.
Je me suis pointé au loin au service. J'ai versé quelques larmes pour cette femme qui nous avait tant donné d'elle-même et à laquelle j'avais refusé la seule chose que je puisse faire mieux qu'un autre. J'avais été lâche, j'avais été pissou, j'avais été mièvre, j'avais été moi.
Alors quand Jeanne Moreau, la femme de toutes les femmes, est venue au théâtre d'été de Lanaudière, et que j'étais encore une fois trop pissou pour même juste aller voir son spectacle, je me suis mis à lui écrire des lettres. Il y en a eu cent. Je les ai écrites pour essayer de me pardonner Pauline Julien. Un jour, quand cette grande dame qu'est Jeanne Moreau mourra, et seulement quand elle sera morte, je lui enverrai enfin ces cent lettres d'amour que je lui ai écrites.
Quand je fais mon petit vol annuel au-dessus du mont Iberville, le plus haut mont du Québec, je mets "El Senor" de Pauline Julien. Comme pour faire me faire accroire que je suis enfin en train de le lui offrir.
Malheureusement, je sais bien que ce fut un rendez-vous manqué et que jamais je ne pourrai revenir en arrière, ni pour elle, ni pour moi.
C'est cette finalité sans retour qui est capotant dans la mort. C'est fini, kaput, plus rien. Quelques photos, trop peu de souvenirs, tellement pas assez de mots, d'accolades et d'amour. Jamais assez de vérité et toujours trop de mensonges. C'est ce qui rend le choix de ce que la vie nous propose si difficile; ce qu'on se refuse ne revient jamais.
Bon, sur ces bons sentiments, je te quitte TTQ. Si jamais tu mets le disque de Pauline Julien pour écouter "El Senor" et que tes yeux ne s'embrument pas de larmes de regrets, c'est que tu es beaucoup plus tof que moi.
Louis









